35 Rhums, Claire Denis

J’avais raté à sa sortie, 35 Rhums, le dernier film de Claire Denis. Ce film France Culture n’était pas réputé pour ses scènes d’action héroïque, mais la réputation de la réalisatrice, les critiques très positives et la perspective d’une bande originale composée par les excellents Tindersticks m’enchantaient. Le résultat est à la hauteur de mes attentes : 35 Rhums est un très beau film.

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Lionel conduit le RER dans la banlieue septentrionale de Paris. Il élève Joséphine, sa fille, tout seul et le film commence alors qu’elle est déjà une jeune femme. Le père et la fille sont très proches et ils sont en parfaite harmonie, même si l’âge fait son travail et que Joséphine commence à s’émanciper. Le spectre de la séparation est aussi douloureux pour l’un que pour l’autre et c’est un déchirement pour Lionel de voir sa fille embrasser un jeune homme. Autour de ce couple, une galerie de personnages est mise en scène : le petit copain justement, ami d’enfance et voisin du dessus qui a perdu récemment ses parents ; une autre femme de l’immeuble qui s’est longtemps occupée de Joséphine petite et qui aimerait vivre avec Lionel ; les collèges de Lionel, les amis de fac de Joséphine.

35 Rhums n’est pas un film choral comme le cinéma français les aime tant. On parle en fait peu chez Claire Denis, à l’image de Lionel, le plus souvent muet. Ce sont les regards qui en disent long, ou simplement les nombreux plans du RER, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs, depuis la cabine ou tout simplement les wagons. Discrètement, la réalisatrice parvient à passer de nombreux messages : le regard triste et nostalgique du jeune retraité de la RATP, le suicidé décapité dans le RER, les fenêtres qui découpent un horizon noir… Tous ces plans en disent beaucoup sur notre société actuelle et sur la famille moderne, décomposée, mais toujours protectrice.

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Autant le dire franchement, il ne se passe pas grand-chose dans 35 Rhums. On suit le quotidien d’une poignée de personnes, un quotidien qui n’est jamais romancé, jamais embelli. La caméra est le plus souvent fixe, les personnages évoluent dans le cadre qu’elle crée ainsi. Tout au plus tremble-t-elle légèrement quand elle prend place dans le RER, mais la mode de la caméra sur l’épaule « pour faire vrai » n’a pas atteint le monde de Claire Denis, et ça n’est pas plus mal. Mais il faut le savoir, entrer dans l’univers de cette réalisatrice atypique requiert de la part du spectateur une grande disponibilité et une attention tout aussi importante.

Par bien des aspects, ce film m’a évoqué celui de Jim Jarmush, The Limits of Control. On retrouve cette même volonté de prendre son temps, de poser un décor ou un personnage en prenant toute la longueur de pellicule nécessaire, sans jamais céder aux sirènes de l’efficacité. On retrouve aussi une esthétisation discrète, mais bel et bien présente. Le réalisme n’empêche une certaine recherche et un soin permanent apporté aux cadres ou à la lumière. Le résultat est magnifique et tous les plans autour du RER sont vraiment très beaux. On retrouve enfin l’opacité scénaristique de Jarmush : 35 Rhums n’est pas du tout dans l’esprit de tout expliquer, et le spectateur ne saura pas tout quand se termine le film. On sait ainsi ce qu’il est advenu de la mère, mais on en connaît jamais les raisons. La fin est de même très mystérieuse, et la réalisatrice ne laisse que des débuts de pistes, au mieux. Rien n’est fait pour nous faciliter la vie dans ce film assez exigeant.

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35 Rhums n’est pas un film facile, certes, mais c’est un film qui m’a passionné. Visuellement magnifique, il démontre aussi brillamment que des petits morceaux de la vie peuvent former un film, à condition qu’ils soient traités par une mise en scène évoluée. Claire Denis prouve ici que l’on peut faire un film sur le quotidien, sans tomber dans la caricature ou le misérabilisme, et avec une grande classe. Je n’ai pas évoqué la musique, mais les Tindersticks composent une belle bande-son qui accompagne, sans fioritures inutiles, les personnages. En somme, un très beau film.

Je suis tout à fait d’accord avec Rob qui décrit bien mieux que moi ce « cinéma de l’implicite, où le spectateur est invité à compléter lui-même la vision de chaque personnage. » Avis aussi argumenté que positif chez Critikat.