Docteur Folamour, Stanley Kubrick

Docteur Folamour est sans doute le film de Kubrick le plus léger. C’est en tout cas sa seule comédie et l’on y rit souvent. Il ne faudrait pas se fier à ces apparences : sous ses aspects légers, le septième film de Stanley Kubrick est une dénonciation satirique implacable de l’armée américaine, du monde politique et plus largement de la guerre. Une satire aussi brillante que glaçante : si Docteur Folamour amuse, c’est d’un humour extrêmement noir. Un film indispensable, à (re)voir.

Dr strangelove kubrick

 

Docteur Folamour est un film réalisé au début des années 1960, au cœur de la Guerre froide. En 1962, les États-Unis et l’URSS ont été à un cheveu de lancer la guerre nucléaire tant redoutée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et cet épisode de la crise de Cuba reste ancré dans les mémoires. Stanley Kubrick avait déjà eu l’occasion de s’attaquer à l’absurdité de la guerre avec Les sentiers de la gloire sorti quelques années plus tôt, mais cet événement l’amène à consacrer un film entier au risque nucléaire. Docteur Folamour se construit ainsi entièrement autour de cette thématique : le général américain Jack D. Ripper, craignant une attaque communiste contre l’eau potable des États-Unis, déclenche le plan « R ». Ce plan prévoit une attaque simultanée d’une trentaine de points stratégiques en URSS par bombardement de bombes atomiques envoyées par des B52. Ce plan est lancé à l’insu de l’état major et du président des États-Unis. Une réunion d’urgence est décrétée et le gouvernement se réunit avec l’armée américaine dans la grande salle de crise du Pentagone pour éviter la guerre avec l’URSS. L’enjeu est de taille : en cas d’attaque, l’URSS répondra automatiquement par une attaque si intense qu’elle annihilera toute forme de vie sur la planète…

Avec Docteur Folamour, Stanley Kubrick exploite ainsi une des peurs les plus tenaces pendant toute la durée de la Guerre froide. On savait à l’époque qu’une guerre mondiale et nucléaire aurait des conséquences bien plus désastreuses que les guerres que l’on avait connu jusque-là. L’arme atomique a été considérée très rapidement comme une arme de dissuasion qui n’était pas conçue pour être utilisée, mais pour dissuader l’autre camp d’attaquer. Avec la peur, bien sûr, que si l’un des deux camps attaquait, l’autre répondrait avec une bombe atomique. Dans le film, les avions contenant chacun une bombe plus puissante que toutes les bombes utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale sont lancés et il est impossible de les rappeler. Le film met en scène une bande d’incapables : le président, supposé être le seul capable de déclencher une attaque nucléaire, est informé de l’attaque bien après son lancement ; l’armée de son côté a donné d’importantes responsabilités à un général complètement fou et ne parvient à l’arrêter qu’en envoyant d’autres troupes attaquer et ainsi générer un bain de sang entre troupes américaines. Un portrait pas très flatteur qui est encore renforcé par les enfantillages auxquels se livrent l’état major, le président américain ou encore l’ambassadeur russe. Docteur Folamour laisse la très nette impression que ces hommes ont contribué à leur perte sans jamais en avoir conscience : quand la machine diabolique russe est décrite par l’ambassadeur, le général américain se dit qu’il aimerait bien avoir la même. Cette machine ayant d’ailleurs été construite par les Soviétiques parce qu’ils pensaient que leur ennemi en avait une équivalente…

Docteur folamour kubrick

La grande force de Docteur Folamour est certainement son humour. En effet, si le film constitue une attaque en règle contre l’armée américaine autant que contre l’arme nucléaire et même plus largement la guerre, Stanley Kubrick a choisi de traiter ce sujet sur le ton de la comédie. Le titre original complet, Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe en français) donne une excellente idée du ton du film. C’est de l’humour très noir, sarcastique et caustique et c’est très efficace. Fidèle à ses habitudes, Stanley Kubrick esquisse plus qu’il ne souligne : l’humour nait de la longue description de ce que doit contenir l’inutile trousse de survie, du panneau dans la base militaire qui stipule que les soldats sont là pour la paix alors même qu’ils s’entretuent, de la méconnaissance totale du président et inversement du cynisme du chef d’état-major qui suggère de lancer une attaque préventive qui devrait permettre de ne sacrifier « que » 10 à 20 millions d’Américains, etc. La musique joue un rôle central dans Docteur Folamour : Kubrick multiplie comme jamais les décalages entre l’image et la musique et transforme un réapprovisionnement en vol d’un B52 en danse nuptiale, par exemple. Le final, apocalyptique, est pourtant accompagné d’une musique populaire joyeuse et qui chante l’espoir de retrouvailles ; toutes les scènes dans l’avion sont quant à elles ridiculisées par une marche puérile. Tout est prévu pour transformer des scènes sérieuses sur le papier en scènes complètement ridicules. Aucun personnage ne saurait être pris au sérieux dans Docteur Folamour, pas même l’officier de la RAF qui est plutôt épargné jusqu’au moment où il doit appeler le président américain depuis une cabine, mais n’a pas assez de pièces pour payer le transfert…

L’humour, dans Docteur Strangelove, c’est Peter Sellers. L’acteur britannique que l’on allait surtout retenir pour son rôle dans La Panthère rose propose ici une performance d’acteurs rare en tenant pas moins de trois rôles dans le film. Il est officier anglais de la RAF, il est président des États-Unis et il est le docteur Folamour. Trois rôles extrêmement différents, de l’accent à la posture physique, qui montrent bien l’étendue du talent de l’acteur. Parmi ces trois rôles, le meilleur reste certainement celui du docteur : il excelle à évoquer un ancien nazi complètement timbré, récupéré par le gouvernement américain et qui est tout simplement timbré. Idée de génie, sa main incontrôlable qui effectue le salut hitlérien aux moments les plus inappropriés : Kubrick parvient là autant à faire rire et à faire extrêmement peur. Si Peter Sellers donne beaucoup au film, n’oublions ainsi pas pour autant son réalisateur. Docteur Folamour est peut-être un film en apparence très simple, mais il est aussi d’une densité extrême et s’avère plus complexe qu’il en a l’air au premier abord. C’est un film extrêmement bavard, alors même qu’il est très court et Stanley Kubrick parvient à combiner trois scènes principales (la salle de crise au Pentagone, la base militaire et le bombardier) et à faire avancer son récit sans perdre les spectateurs, mais en alternant en permanence entre les trois. L’image est très contrastée et le cinéaste exploite autant qu’il le peut sa caméra, alternant les points de vue en fonction du personnage et du sens de son dialogue, la faisant au contraire trembler au cœur de l’action, etc. Même si le cinéaste n’atteint pas le perfectionnement de ses dernières œuvres, on retrouve bien là un savoir-faire, un sens du détail propres à Kubrick.

Dr strangelove

Docteur Folamour commence avec un message indiquant que l’armée américaine tenait à faire savoir qu’elle n’agirait en aucune façon de la même manière que dans le film. Cette phrase résume bien ce film qui, sous des apparences de comédie légère, est en fait un des réquisitoires les plus durs contre la guerre. Stanley Kubrick livre ainsi un film extrêmement intelligent qui condamne pêle-mêle l’arme nucléaire, la Guerre froide, l’armée américaine et le gouvernement des États-Unis. Docteur Folamour est un film brillant justement parce qu’il pourrait être pris au premier degré : Stanley Kubrick offre ainsi une des visions les plus terrifiantes que l’on ait connues sur la guerre froide, et il le fait en nous faisant rire. Le sourire du docteur Folamour risque bien de vous hanter longtemps…