Much Loved, Nabil Ayouch

Interdit au Maroc depuis sa diffusion au Festival de Cannes, Much Loved dérange ce pays encore très ancré dans la religion musulmane. Il faut dire que ce long-métrage aborde la question de la prostitution et qu’il ne le fait pas de manière subtile. Nabil Ayouch n’y va pas par quatre chemins et dès la première scène, on est plongé dans une vision extrêmement crue de la sexualité. En s’intéressant à quatre prostituées à Marrakech, ce film n’en devient pas pour autant un portrait de la prostitution marocaine. Ce n’est pas un documentaire, mais bien une œuvre de fiction et au-delà de leur métier, Much Loved raconte d’abord l’histoire de quatre femmes. À l’heure des bilans, c’est bien cela que l’on retient : certes, Nabil Ayouch présente une réalité largement ignorée et passionnante, mais on retiendra surtout son œuvre pour ses personnages hauts en couleur et parfaitement écrits. Un excellent film, à ne pas rater !

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Si vous allez voir Much Loved sans n’avoir rien lu à son sujet, la première scène vous prendra peut-être de court. Il faut dire que l’on n’a pas l’habitude de voir des prostituées marocaines discuter avec une franchise déconcertante et sans la moindre pudeur de leur activité de prostitution. Le film de Nabil Ayouch commence ainsi dans l’appartement des protagonistes, au diner : trois femmes, toutes prostituées, s’amusent en parlant de leurs relations sexuelles. Quand l’une d’elles explique comment un client lui a explosé son vagin et qu’elle avait été contrainte d’arrêter pendant une semaine, elles éclatent toutes de rire comme si c’était l’information la plus banale qui soit. Autant dire que le sujet est évoqué sans détour et sans prendre de pincettes, mais bien plus de front, sans tomber dans le porno pour autant, ni même, bizarrement, dans le vulgaire. On ne connaît rien de ces femmes, mais en les découvrant avec cette série de plans fixes très rapprochés qui est la marque de fabrique du cinéaste pendant tout le long-métrage, on a le sentiment étrange de les connaître, voire de les comprendre. C’est la grande force de ce Much Loved : il plonge ses spectateurs dans un univers qu’ils ne connaissent probablement pas du tout, et pourtant il instaure une forme de familiarité. Ce qui ne veut pas dire que le film n’est pas inconfortable, bien au contraire : Nabil Ayouch ne nous épargne pas rien et surtout pas les problèmes rencontrés par ses personnages. Il y a des clients parfaits, ceux qui sont doux avec les femmes, voire qui se contentent de lire des poèmes avant de s’endormir. Et puis il y a les violents qui compensent une vie familiale dénuée de sexe en forçant les prostituées aux pires actes. On ne tombe jamais dans la pornographie et la seule scène de sexe que l’on voit vraiment est une séquence tout en tendresse, où l’on sort presque de la prostitution pour entrer dans la relation amoureuse. Néanmoins, on voit les blessures physiques et surtout celles, infiniment plus dangereuses, qui nuisent à l’amour-propre.

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Much Loved offre un aperçu fascinant de la prostitution au Maroc, un milieu que l’on connaît mal et qui n’a pas vraiment fait l’objet de beaucoup de films. C’est un sujet qu’apprécie particulièrement le cinéaste, il a d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises des prostituées pour ses précédents longs-métrages, et c’est un sujet qu’il maîtrise bien. Pour les besoins du film, il a rencontré plusieurs centaines de femmes et il s’est forgé une solide connaissance du milieu. C’est peut-être pour cela qu’il jette un regard aussi pointu sur la société marocaine et aussi qu’il a pu créer des personnages aussi réalistes. On disait plus tôt que l’on était presque familiers avec ces femmes, c’est aussi parce que Nabil Ayouch a rencontré de vraies prostituées et qu’il s’est probablement inspiré de leurs anecdotes pour écrire son histoire. Et au fond, c’est certainement pour cela que le film a autant choqué, provoqué d’importants débats au Maroc et valant même des menaces de mort à l’encontre du réalisateur, mais aussi des actrices. Much Loved touche une corde sensible en dénonçant l’hypocrisie de cette société régie par la religion, de ces hommes qui viennent trouver du plaisir auprès des prostituées tout en les traitant comme des objets, de ces familles qui acceptent l’argent de la prostitution à contre-cœur et en jugeant ces femmes qui se démènent pourtant avec ce métier pénible et dangereux. Mais au-delà de tous ces sujets de ces sociétés, le long-métrage dresse d’abord le portrait de quatre femmes et on peut même dire que c’est plus important que les enjeux politiques et sociaux. Nabil Ayouch pose régulièrement ses caméras dans l’appartement qui accueille les trois, puis bientôt quatre, prostituées et il prend le temps de les filmer au plus près. Peu à peu, on découvre leurs histoires et on s’amuse avec elles des anecdotes des unes et des autres. Certes, la prostitution est un métier dangereux, mais cela n’empêche pas de s’amuser et finalement d’éprouver une grande liberté au sein de cet appartement. Les plus belles séquences de Much Loved sont précisément celles où les quatre femmes se retrouvent, sans présence masculine — excepté celle de leur chauffeur, qui est aussi un confident et presque un grand frère protecteur. Dans ces moments-là, on ressent une grande paix et le bonheur d’être ensemble. Les prestations des quatre actrices non professionnelles sont vraiment excellentes, il faut le souligner et elles font beaucoup dans la réussite du projet.

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Susciter la polémique au sujet de la prostitution au Maroc, et surtout de son rôle d’exutoire pour la société marocaine était facile. Nabil Ayouch le fait parfaitement, autant qu’il montre bien la place des femmes dans cette société machiste en façade, mais où les mères et les femmes tiennent en fait l’essentiel. Mais tout ceci s’efface quand Much Loved présente avec toute la justesse nécessaire quatre personnages passionnants. Et ce sont ces personnages que l’on retiendra finalement : plus que la plongée dans l’univers des prostituées, les femmes. Porté par une bande-originale aussi osée et présente que le sexe dans les dialogues, le long-métrage mérite incontestablement d’être vu.