Sicario, Denis Villeneuve

Denis Villeneuve se plait manifestement aux États-Unis et ces trois dernières années, le cinéaste québécois a sorti trois long-métrages. Et malgré ce rythme intense, il n’y a rien à jeter, ni le classique, mais très prenant Prisoners, ni le plus surprenant et très bien mené Enemy sorti l’an dernier. Et ce n’est pas le cru 2015 qui va inverser la tendance, bien au contraire. Avec Sicario, le réalisateur change d’ambiance et de rythme pour une plongée poisseuse dans l’univers pourri des cartels de la drogue à la frontière mexicaine. Oppressant à souhait, le long-métrage nous entraîne dans des eaux troubles, où il n’y a pas vraiment un gentil et un méchant, mais plutôt un sale conflit qui détruit tout sur son passage. Ne passez pas à côté de ce film coup de poing, intense et désespéré à la fois.

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Sicario ne raconte pas une histoire vraie, mais son scénario est néanmoins très bien documenté pour évoquer la gestion de la drogue et des cartels mexicains par les États-Unis. Le film joue sur nos attentes pour mieux nous en détourner et il fait ainsi le pari que l’on ne sait pas vraiment ce qui se passe, exactement comme son personnage principal. Au départ, Kate est une jeune recrue du FBI en charge de la lutte contre les prises d’otage dans le sud du pays. Elle est encore idéaliste et ne vit manifestement que pour son métier, mais la première séquence prouve bien que son métier est aussi difficile qu’ingrat. Alors que son équipe entre en force dans une maison pour chercher des otages, les policiers trouvent à la place des dizaines et dizaines de cadavres cachés dans les murs de ce pavillon de banlieue en apparence des plus banals. Et comme si cette découverte macabre ne suffisait pas, une bombe explose dans une cabane et tue deux policiers. En une séquence, Denis Villeneuve impose une mise en scène coup de poing qui sera la marque de fabrique de tout le film. La musique s’installe doucement avant même que la première image apparaisse à l’écran et elle est comme une menace sourde, pleine de basses fréquences. Elle n’est pas seulement présente, elle est trop présente : elle est oppressante. C’est une caractéristique que Sicario porte très bien, pendant toute sa durée. Le scénario ne laisse rarement de répit et avance au contraire en instaurant un sentiment de malaise permanent, un sentiment tout à fait approprié face à cette situation d’une complexité folle. Mais quand le film commence, on est à l’égal de Kate : la situation dépasse totalement le personnage qui se sent impuissante, et nous, spectateurs, comprenons instinctivement que ces policiers ne peuvent rien contre les cartels. On est au cœur des États-Unis et pourtant un pavillon de banlieue sert de réserve pour les tueurs à gage1 de la mafia de la drogue.

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Forte de ce constat, Kate accepte de rejoindre une opération secrète qui tente de s’en prendre aux cartels en attaquant directement à leur tête. Le scénario ne laisse guère planer de doute et on sent dès la première fois que l’on voit ces personnages à l’écran qu’ils sont louches. À la tête du groupe, Matt, le conseiller à la Défense, et Alejandro, étrange consultant sud-américain. Sicario se mue alors en une sorte de thriller, où cette équipe cherche à provoquer l’homme à la tête du cartel de Juárez, juste à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Et pour cela, tous les moyens sont bons, y compris kidnapper un des barons du cartel au cœur de la ville, avec l’aval des autorités mexicaines. La première scène où l’on franchit la frontière est d’ailleurs un moment d’une grande intensité et Denis Villeneuve prouve alors qu’il est tout à fait capable de signer une scène d’action digne des meilleurs blockbusters. La tension est extrême, car on sait que la menace peut venir à n’importe quel moment et l’on voit en même temps les exactions commises par le cartel. Cela fait froid dans le dos et quand la violence éclate, on est littéralement scotché par sa puissance et son réalisme. Néanmoins, Kate se pose rapidement des questions sur ce groupe qu’elle a accepté de joindre. Sa vision idéaliste l’avait convaincue dans un premier temps qu’elle agissait pour le bien, pour arrêter les meurtres liés à la drogue. Mais bien vite, elle se confronte à la dure réalité du terrain et surtout à des personnages beaucoup moins nets qu’elle ne le pensait. Matt et Alejandro ont des méthodes assez directes et qui ne font pas beaucoup de place aux lois en place. Ils sont prêts à tout pour atteindre leur but, même si cela veut dire tuer au milieu de civils, ou bien torturer tous ceux qui ont des informations, au Mexique et même dans leur pays. Ce sont des personnages troubles et d’une grande complexité, le plus intéressant à ce titre étant sans conteste Alejandro, incarné à la perfection par un Benicio del Toro en grande forme. Sicario doit beaucoup à ce personnage et son acteur, à la fois extrêmement violent et prêt à tout, et qui peut en même temps faire preuve, peut-être pas de tendresse, mais au moins d’humanité.

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Denis Villeneuve dépeint une réalité très complexe, où les torts sont largement partagés. Au fond, ces américains qui viennent tuer impunément pour faire tomber le cartel valent-ils vraiment mieux que leur cible ? Le cinéaste se garde bien de répondre, mais le personnage de Kate donne une forme de réponse. On comprend pourquoi elle s’engage auprès de ce groupe, mais pourquoi reste-t-elle avec eux ? Elle comprend vite qu’ils sont louches et qu’ils ne sont pas moraux, même si le gouvernement s’accommode très bien de leurs méthodes. Au fond, si elle reste, c’est peut-être aussi qu’elle comprend que la réalité n’a rien de simple et Sicario illustre à merveille cette complexité. On avance à l’aveugle, le scénario ne dévoile pas tout dès le départ et on ne comprend toutes les implications qu’à la fin. C’est aussi pour cette raison que le dernier long-métrage de Denis Villeneuve est aussi passionnant : on comprend parfaitement que la situation est déjà difficile à saisir et que la solution est encore plus difficile à trouver. Sicario n’est pas un film joyeux, il n’est même pas traversé de zones lumineuses au milieu de sa noirceur. Non, c’est un long-métrage oppressant de bout en bout, mais c’est précisément sa réussite. À voir.


  1. Comme le résume très bien le film au tout début, « Le mot “sicaire” vient des zélotes de Jérusalem, des tueurs qui traquaient les Romains qui avaient envahi leur patrie. Au Mexique, “sicario” signifie tueur à gages. »