La trilogie Matrix, Andy et Larry Wachowski

Depuis la publication originale, des critiques en bonne et due forme de chaque film ont été publiées. Cet article est conservé à titre d’archive.

La trilogie Matrix, c’est d’abord l’histoire d’une déception. Après un premier film aussi mystérieux que bavard et plein de promesses, la suite est très vite rentrée dans les rangs des blockbusters décérébrés comme les Américains en produisent tant. Pourtant, Matrix propose un univers de science-fiction extrêmement dense et intéressant, une dystopie assez originale par sa noirceur extrême. L’idée de la matrice est audacieuse et marque durablement la science-fiction, mais si l’on se souviendra longtemps de l’univers, on peut oublier rapidement les deux derniers films. L’impression de gâchis domine, dommage.

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Matrix, c’est d’abord un univers, une mythologie même. Un univers de science-fiction très élaboré et qui fait partie des très rares du genre à être entré dans les mœurs : comme tout le monde connaît les robots d’Asimov, souvent sans le savoir d’ailleurs, tout le monde connaît la matrice. Univers complexe au premier abord, mais qui est finalement relativement simple vu par le prisme des genres de science-fiction. Matrix, c’est donc une dystopie, c’est-à-dire de l’anticipation noire, le contraire de l’utopie. L’époque n’est jamais précisée, mais on sait que la terre est désormais invivable en surface, car recouverte en permanence d’un épais nuage qui bloque les rayons du soleil. Postulat classique de la guerre apocalyptique, mais qui n’est pas ici uniquement et directement le fait d’humains. La guerre a eu lieu, au moins cent ans auparavant, mais entre les humains et… les machines. Comme chez Asimov, les hommes ont créé des robots intelligents qui sont devenus lus intelligents que leur créateur. Pour fonctionner, ils ont besoin d’énergie et ont découvert qu’un humain constitue une excellente source d’énergie, la meilleure même. Pour ces esprits purement logiques, l’intérêt était donc d’utiliser les humains en guise de piles, un boulot qu’ils n’ont pas accepté facilement.

Conséquence de la guerre, les machines ont gagné. Ils ont détruit toute forme de vie humaine libre pour construire à la place de vastes champs de production où des hommes et femmes sont artificiellement générés pour alimenter les machines. Mais ces dernières ont remarqué que le rendement était meilleur si les humains cultivés se sentaient libres. De ce constat est né la matrice, illusion qui occupe l’esprit de ces humains, où tout est faux, mais où tout semble parfaitement réel. La matrice est, on s’en doute, notre monde. Tout semble réel, mais tout est en fait programmé, tout n’est que programmes. Reprenant une idée de Tron, les programmes prennent forme humaine et se déplacent dans la matrice. Certains, les agents, sont envoyés par les machines pour contrôler le bon fonctionnement de la matrice et éliminer le cas échéant ce qui pose problème. D’autres sont d’anciens programmes qui n’ont pas accepté la destruction qui attend tout programme obsolète dans cet univers, rappelons-le, parfaitement logique. Plusieurs jouent un rôle clé dans Matrix, à commencer par l’oracle, un programmé doté de la capacité de prescience et qui participe activement à l’intrigue de la trilogie. Comme dans Tron, l’idée est de vulgariser des concepts informatiques complexes, mais on va beaucoup plus loin dans Matrix puisque c’est le monde tel qu’on le connaît qui est un monde virtuel.

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L’idée de la matrice est, disons-le, assez brillante. D’une part parce qu’elle offre aux frères Wachowski toute latitude pour faire absolument ce qu’ils veulent. Si le monde tel qu’on le connaît n’est qu’un programme informatique, il peut dès lors être totalement modifié par d’autres lignes de code. Et c’est exactement ce que font les personnages dans les films : on voit régulièrement des opérateurs tapoter sur un clavier face à des écrans contenant les fameuses lignes vertes, représentation côté code de la matrice. Tout est possible donc, comme faire apparaître des milliers d’armes, apprendre tous les arts martiaux en un dixième de seconde en chargeant les codes correspondants, ou bien encore voler. Matrix ne se prive pas de cette ressource, avec notamment le fameux bullet-time qui ralentit l’action jusqu’à pouvoir suivre le mouvement de chaque balle. Depuis la sortie de The Matrix, en 1999, cet effet de ralenti est devenu un lieu commun utilisé par un grand nombre de films si bien que l’on aurait tendance à oublier à quel point c’était nouveau et gonflé à la sortie. Cet effet extrêmement spectaculaire est aussi une manifestation des modifications effectuées sur la matrice. Dans ce monde virtuel, les combats sont beaucoup plus variés : les personnages sautent, courent sur les murs, au plafond, tout en se glissant entre les balles et en vidant des chargeurs et des chargeurs. Monde virtuel qui évolue également en fonction des besoins : passez une port et vous pouvez vous retrouver à un tout autre endroit. Un postulat qui permet toutes les fantaisies, d’exploser un mur suite à une pichenette par exemple, ou de faire démultiplier un personnage. Cette idée d’un monde programmé se révèle un bon moteur de scénario : la matrice peut être modifiée pour piéger un personnage, elle peut aussi être protégée des modifications… On regrette d’ailleurs que l’idée n’ait pas été plus exploitée par les trois scénarios de la trilogie.

En comparaison, le monde réel paraît bien terne. Le monde réel, c’est-à-dire le monde hors de l’illusion de la matrice, est un monde désormais entièrement sous terrain puisque la surface terrestre est invivable et surtout dominée par les machines. Les derniers humains libres se sont regroupés dans une gigantesque cité profondément enfouie que les machines tentent de trouver et attaquer. Cette cité est nommée Zion, référence explicite au mont Sion qui a donné le sionisme. Dans Matrix, ce ne sont pas des Juifs, mais des humains sortis de la matrice qui trouvent refuge dans cette ville de forte de quelques centaines de milliers de personnes. Une autarcie qui fait figure, elle, d’utopie avec une communauté disparate qui vit de manière isolée, comme l’île de Tomas Moore, et qui ressemble fort à la cité athénienne avec son assemblée et ses conseillers (dont un porte même une sorte de toge). Dans le monde réel, le time bullet n’a plus court et on se bat à l’ancienne, à balles réelles ou à coups de roquettes fabriquées à la main. Les machines ont donc logiquement un avantage considérable, sans compter qu’elles sont forcément beaucoup plus nombreuses et les humains n’ont bien souvent que l’IEM pour détruire toutes les bestioles, mais aussi les machines non intelligentes utilisées par les humains. Alors que dans la matrice, les héros portent des costumes très classes, un peu gothiques sur les bords, grande veste en cuir noir, grosses chaussures noires et lunettes de soleil, dans le monde réel ils sont souvent sales, blessés, et faibles. Pour entrer dans la matrice, ils utilisent un des trous laissés par les machines. Pour ressortir de la matrice, ils passent par des téléphones hackés, ce qui est plutôt bien vu quand on sait qu’une mort dans la matrice équivaut à une mort dans la vie réelle.

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The Matrix, le premier film sorti en 1999, fut une belle réussite en se construisant autour de cet univers, mais sans le dévoiler entièrement. Au contraire même, le film, marqué par un univers glauque (et vert), était d’abord un film de dialogues, avant d’être un film d’action. Il contenait, certes, quelques combats d’ailleurs vraiment époustouflants avec comme point d’orgue l’attaque du hall d’immeuble, tout en bullet time et qui reste, aujourd’hui encore, une référence en la matière. Mais l’essentiel de The Matrix n’était pas là, mais plutôt dans les discussions entre Neo et Morpheus ou entre Neo et l’oracle, dans l’introduction du concept même de la matrice. Neo est censé être l’élu, celui qui sauvera les humains libres contre les machines et mettra un terme à une guerre séculaire et sans espoir. Neo, dans la matrice, est un informaticien hacker qui parvient à deviner la matrice, sans pour autant la comprendre. Morpheus et l’oracle vont lui permettre de prendre conscience de la matrice, d’en sortir et de découvrir le monde réel. Ce premier épisode se base sur l’univers cohérent décrit précédemment, mais il a l’intelligence de ne quasiment rien dévoiler. L’impression qui domine alors chez le spectateur est d’avoir touché un univers beaucoup plus riche, un univers cohérent et qui semble passionnant, que l’on a envie de découvrir. The Matrix est aussi un film plutôt intelligent qui reprend à son compte plusieurs théories philosophiques, en les vulgarisant et en les mêlant à des concepts religieux (l’élu, la prophétie1). L’idée d’une réalité trompeuse qui ne serait qu’illusion est très ancienne, puisque c’est exactement celle de la caverne de Platon2. On retrouve aussi pêle-mêle, les concepts kantiens de phénomène et noumène, la phénoménologie ou toute la philosophie qui doute de la réalité des sens. Les frères Wachowski ont en tout cas la bonne idée de lancer des pistes, des explications possibles, sans jamais les confirmer ou infirmer, sans jamais en dire trop, tout en mettant plein la vue dans le même temps.

C’est cet équilibre qui manque cruellement aux deux autres films sortis à quelques mois d’intervalle en 2003 et qui complètent la trilogie. The Matrix Reloaded tout comme The Matrix Revolutions semblent oublier totalement l’originalité du premier pour ne devenir que des blockbusters décérébrés dans lesquels l’univers riche de Matrix n’est qu’un prétexte aux combats les plus fous. Andy et Larry Wachowski s’amusent comme des fous avec les millions que le succès du premier opus leur a offerts, et cela se voit : les combats sont toujours plus impressionnants… trop sans doute. Ils ont naïvement cru qu’il suffisait de faire masse pour obtenir de l’épique, et prouvent brillamment que c’est totalement faux. La bataille finale dans Zion est à cet égard révélatrice : il y a tellement de machines que l »on ne voit plus que des nuées sans intérêt. Tout est tellement trop fort que l’on se désintéresse vite de cette histoire. Même la lutte finale entre Neo et Smith se révèle beaucoup trop grossière pour être intéressante et le film ne sait que faire de l’idée intéressante des clones de Smith.Matrix tombe dans le bourrin sans intérêt, alors que les bonnes idées sont là et n’attendaient qu’à être exploitées. On apprécie particulièrement l’idée que Zion est une histoire qui se répète, comme un cancer éradiqué tous les cent ans par les machines, un cancer que l’on ne peut éviter et qui équilibre même la matrice. Une idée malheureusement sous-exploitée, mais qui ouvre une hypothèse : et si tout ce combat entre hommes et machines n’avait pas été voulu et programmé dès le départ ? Et si le monde réel était lui-même une matrice ? Autre idée qui n’est jamais sérieusement exploitée, les liens entre Neo et la matrice elle-même. Le succès et l’argent sont montés à la tête des deux frères qui ont alors pu réaliser tous leurs fantasmes et filer des scènes de combats plus énormes les unes que les autres. Ou alors sont-ce les studios américains qui sont responsables de ce choix désastreux, mais rentable ? Toujours est-il que l’univers original a été ainsi extrêmement mal exploité. Dommage, vraiment…

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Un gâchis. C’est l’impression qui domine à regarder la trilogie Matrix dans son ensemble. Une impression qui, je m’en souviens encore, prévalait aussi à la sortie des salles en 2003 et une impression qui est encore plus vive quelques années après. Pourquoi l’originalité, et donc l’intérêt, de The Matrix a été oublié si rapidement par les deux frères Wachowski ? Je crois pour ma part que le succès leur a été extrêmement néfaste en leur offrant des sommes d’argent considérables. Les gros budgets ne font pas les bons films, on le savait, en voici une preuve indéniable : sans budget, ils auraient pu plus et mieux exploiter l’idée de la matrice, et éviter de terriblement banales scènes de combat. À mon sens, l’action de la trilogie Matrix n’aurait jamais du se passer dans Zion : si son existence était restée mystérieuse du début à la fin, et si les combats s’étaient déroulés au sein de la matrice, la trilogie aurait été beaucoup plus intéressante.

En l’état, Matrix offre une déception à la hauteur de l’ambition de son ouverture. Jamais auparavant n’avait-on été aussi loin dans un film grand public sur des concepts complexes tels que les univers parallèles, le réel et l’apparence, mais aussi sur un univers aussi sombre et terriblement sans espoir. C’est d’ailleurs cet univers qui permet à l’encore aux trois films de garder un certain intérêt. Pour le reste, ce sera une belle leçon pour tous les futurs cinéastes : l’argent ne fait pas le bonheur, surtout pas au cinéma.

Sur le site Matrix Happening, Rafik Djoumi développe la théorie selon laquelle le monde réel, celui des machines et des résistants, n’existerait pas et qu’il n’y aurait finalement rien de réel dans la trilogie Matrix. La théorie est intéressante et longuement argumentée : si vous vous intéressez à l’univers de la matrice, la lecture vaut le coup même si le ton est péremptoire. Les arguments me paraissent un peu tirés par les cheveux : il maintient que le spectateur ne veut pas voir la vérité, ce qui est effectivement une théorie intéressante qui va dans le sens de l’illusion de la matrice, mais je crois ni que le film est aussi catégorique, ni que les deux frères Wachowski étaient allés aussi loin dans la conception. Ma théorie du trop d’argent est beaucoup plus simple, mais plus réaliste. Par contre, il est indéniable que le premier film tisse des possibles sans donner de réponses, ce qui contribue à sa réussite.


  1. Sans compter tous les noms qui proviennent de la Bible, Zion bien sûr, Nabuchodonosor, la trinité chrétienne avec Trinity… 
  2. À propos de caverne, ce n’est pas pour rien que Zion se construit autour d’une caverne et que Morpheus fait un discours depuis un surplomb, comme pour éveiller ceux qui sont au fond de la caverne platonicienne.