White Material, Claire Denis

Claire Denis occupe indéniablement une place à part dans le cinéma français. Ses films sont empreints d’une grande originalité par rapport aux productions hexagonales traditionnelles, mais d’une originalité aussi interne. Après un le quotidien d’un conducteur de RER dans l’excellent 35 Rhums, la cinéaste retrouve ses origines africaines pour filmer une fin de monde dans White Material. Le résultat est magnifique.

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L’action se déroule en Afrique, mais on ne saura jamais où précisément, ni quand. Mais ces images de désolation, de guerres civiles nous sont familières et l’action pourrait bien être contemporaine. White Material présente la fin d’un monde, celui de la colonisation de l’Afrique et l’exploitation des ressources du pays par les Occidentaux. Maria s’occupe d’une exploitation de café depuis de nombreuses années puisqu’elle appartenait à son père et on nous fait comprendre que la famille de colons est présente ici depuis plusieurs générations. Malgré les tensions toujours présentes avec les Noirs, ces Blancs ont su vivre en paix et l’exploitation tourne bien. Mais la situation politique évolue très vite dans le pays, la guerre civile éclate entre les militaires et différentes milices et c’est l’occasion pour les Africains de prendre leur revanche sur le « white material« . C’est ainsi que l’on appelle les objets ou propriétés des colons et ce matériel blanc devient vite une cible. La haine est sensible et se fait entendre de plus en plus ouvertement. Les ouvriers de l’exploitation prennent peur et fuient pour éviter les accusations de collaboration. White Material est un témoignage passionnant sur les guerres en Afrique, guerres qui ont vu la destruction parfois complète de structures économiques ou étatiques déjà bien fragiles. Guerres civiles terribles aussi où des gens qui avaient cohabité de nombreuses années ont été pris de folie meurtrière contre leurs voisins. Claire Denis n’évite aucun sujet et montre par exemple très bien les enfants soldats, sans tomber dans le pathos ou le spectaculaire. Comme à l’accoutumée, son film est au contraire empreint d’un fort réalisme.

Mais au-delà du témoignage, White Material est aussi le portrait d’une femme, Maria, qui refuse le changement et s’obstine de manière totalement folle à vouloir vivre comme avant. Elle n’est pas totalement aveugle, elle voit bien que les choses changent, mais elles refusent ces changements, comme si elle ne pouvait pas leur survivre. Alors que l’armée française, qui quitte le pays, l’incite à partir, alors que son mari veut lui forcer la main, elle s’agite dans tous les sens pour continuer à faire tourner l’exploitation, embauchant à prix d’or des ouvriers et travaillant elle-même sans relâche, comme animée d’une force diabolique. À plusieurs reprises, elle dit refuser de céder à la violence, elle veut croire qu’il y a toujours eu des problèmes et que, comme à chaque fois, ils s’en sortiront. Son aveuglement est total et concerne aussi son fils, grand dadais supposé être au lycée et qui passe ses journées à dormir puisque le lycée est fermé. Ce fils fainéant finit par devenir complètement fou alors qu’il s’engage contre ses parents dans une milice locale. Mais même alors, sa mère refuse de voir le changement et s’obstine à défendre envers et contre tout son fils. Cet acharnement est bien rendu, il faut le reconnaître, par une Isabelle Huppert au jeu toujours aussi attendu, mais très efficace.

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Claire Denis n’emprunte jamais les facilités que de nombreux cinéastes auraient utilisées, on s’en doute. Point de pathos ici, on l’a dit, mais pas non plus de violence gratuite ou d’acharnement sur un camp ou sur l’autre. Ici, personne n’est tout blanc ou tout noir, sans mauvais jeu de mots : les colons ont leur part de responsabilité, mais ce sont d’abord les Africains qui causent leur propre perte par le massacre et la destruction. Les enfants soldats, terrible idée encore bien trop présente sur tout le continent, constituent une image forte du film, surtout quand la caméra les montre dans leur sommeil, alors qu’ils ne sont plus que des enfants, et alors qu’ils sont massacrés sans merci à l’arme blanche. Des images fortes, mais toujours suggérées, jamais explicites. C’est la force de ce cinéma qui n’explique rien, dit peu, mais suggère tout et fait confiance quant à l’intelligence des spectateurs pour comprendre1. La construction du film évoque ainsi le Gus Van Sant d’Elephant, le temps suit sa propre logique et on ne sait jamais exactement si ce que l’on voit se déroule avant ou après ce que l’on venait de voir. J’ai adoré le film palmé, et j’ai aussi beaucoup aimé le puzzle proposé ici par la réalisatrice.

J’ai retrouvé dans White Material l’élégance déjà constatée dans 35 Rhums. Le cinéma de Claire Denis prend le temps de poser ses décors en même temps que ses personnages et la réalisatrice offre à voir de très belles images de l’Afrique, comme elle proposait de belles images du RER. Le film est assez contemplatif et exige une certaine concentration de la part du spectateur, autant le dire, mais le ravissement est total si vous acceptez de vous laisser porter sans nécessairement chercher à tout comprendre. De toute façon, on ne saura pas tout, et surtout pas comment cette femme termine, le sujet n’est pas là. Comme toujours, la musique est écrite par Tindersticks et elle est vraiment excellente, suffisamment discrète pour ne pas écraser le film (quoi de plus agaçant qu’une musique incessante dans un film, surtout une musique incessante et tapageuse ?), mais bel et bien là pour donner à White Material une ambiance particulière. Le son est globalement très travaillé, avec un système équivalent aux différents plans d’une image : certains sons sont ainsi relégués à l’arrière-plan sonore, alors qu’il s’agit parfois d’éléments importants, comme des dialogues ou plutôt les monologues du personnage principal. Dans le même ordre d’idée, la radio locale joue un rôle central et elle est plus ou moins toujours présente, pour former une toile de fond.

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Le cinéma de Claire Denis est exigeant, ne serait-ce que parce qu’il exige des spectateurs une attention constante, mais aussi parce qu’il se contente souvent de suggérer et de laisser les pistes ouvertes là où, trop souvent, les films assènent leurs messages. Pourtant, ce serait dommage de passer à côté de White Material, film âpre et beau à la fois sur l’Afrique, sur la guerre et sur la perte de son univers. Comment vivre quand tout ce qui faisait notre quotidien disparaît ? À travers le personnage de Maria, Claire Denis, aidée de Marie NDiaye, illustre le refus quasiment existentiel d’une femme qui ne peut accepter cette disparition. Son film, élégant et terrible, est une vraie réussite, à ne pas rater !

Rob Gordon, qui est en grande partie responsable de ma curiosité pour Claire Denis (d’ailleurs, promis, je vais regarder Beau Travail), a beaucoup aimé son dernier film. Critikat a adoré et rappelle, à juste titre, la force de la réalisatrice quand il s’agit de filmer les corps. Pascale a moyennement apprécié seulement à cause d’Isabelle Huppert : je ne suis pas fan du tout non plus (elle m’avait beaucoup agacé dans Villa Amalia), mais là, je n’ai pas été gêné. Le film a compensé pour moi… Télérama, du côté de la presse traditionnelle, est partagé et l’avis négatif se résume aussi à Isabelle Huppert. Quoi que l’on en pense, il est fascinant de constater à quel point elle déchaîne les critiques…


  1. Il est frappant, à cet égard, de constater, par exemple par les critiques négatives sur Allociné, à quel point certains passent totalement à côté du film. J’ai ainsi lu que White Material serait une banalisation des enfants soldats. Pourquoi pas une apologie aussi…