Pour toute une génération qui n’a jamais connu que la vie avec le SIDA, il est parfois difficile d’imaginer que la maladie n’a pas toujours été connue et surtout qu’il a fallu plusieurs décennies pour qu’elle soit enfin sérieusement prise en compte et combattue. 120 battements par minute plonge au début des années 1990, à une époque où la France fermait les yeux sur les milliers d’hommes et de femmes qui mourraient chaque année de la maladie. Ancien membre d’Act-Up Paris, Robin Campillo a rassemblé ses souvenirs pour reconstituer ces années de lutte face à une société et surtout un monde politique totalement aveugle et sourd. Entre la lutte presque impossible contre une maladie que l’on ne connaissait encore pas vraiment et qui tuait encore énormément, actions publiques pour essayer de réveiller la population et histoires d’amour, 120 battements par minute est une œuvre pleine de vie, mais survolée par la mort et un long-métrage passionnant. Ne passez pas à côté.
120 battements par minute commence au plus près d’une poignée de militants Act Up-Paris qui attend derrière le rideau d’une conférence, prêts à intervenir. Le réalisateur ne donne aucune vision d’ensemble, il colle ses caméras à quelques centimètres des visages de ses acteurs et la situation est très confuse. C’est un choix de mise en scène assumé et qui est maintenu d’un bout à l’autre : Robin Campillo préfère limiter la distance avec l’action et les plans généraux sont aussi rares qu’ils sont, du coup, marquants. L’effet est saisissant quand le film montre la seine ensanglantée, une idée que l’association n’a jamais réussi à mettre en place et qui offre des images très puissantes, depuis Paris jusqu’à la Normandie. C’est encore le cas lorsque la caméra s’élève lors d’une manifestation et montre que la rue entière est pleine des membres d'Act Up. Ou plus fort encore, quand l’objectif monte au-dessus d’un « die-in », l’une des actions de l’association où tout le monde s’allongeait dans la rue pour représenter tous les morts du SIDA. Tout le reste du temps, Robin Campillo ne quitte pas ses acteurs et il préfère les gros plans et ses caméras sont souvent au cœur de l’action, bousculées comme les militants. Dans l’ensemble, le long-métrage est énergique et même mouvementé, mais les moments où l’on prend de la hauteur créent une rupture. Tout comme la musique de discothèque, très présente, s’interrompt brutalement à la fin quand le générique s’affiche, créant une sensation de vide très déstabilisante. Le cinéaste privilégie l’authenticité aux scènes répétées à l’infini en reprenant une technique qu’il avait développée avec Laurent Cantet pour Entre les murs pour toutes les scènes de réunions hebdomadaires de l’association. Plusieurs caméras sont disposées dans l’amphithéâtre qui sert aux réunions, le tournage est lancé avec quelques instructions et la séquence est ensuite tournée entièrement, sans interruption. C’est un excellent moyen de renforcer le réalisme de ces séquences et 120 battements par minute frappe souvent par ce sentiment de remonter dans le temps, même si ce n’est pas du tout un documentaire.
Même si Robin Campillo s’est inspiré de sa propre expérience, son scénario est entièrement fictif. Il a pioché dans ses souvenirs pour créer certains personnages ou certaines scènes : la première action qui ouvre 120 battements par minute, par exemple, est en fait composée de trois actions différentes rassemblées en une seule. Le personnage de Marco, ce jeune tombé malade à cause du sang contaminé et qui créait le faux sang utilisé en abondance par Act Up-Paris, est l’un des rares à avoir existé, les autres sont des inventions probablement inspirés par des militants de l’époque. Difficile aussi de ne pas retrouver en Nathan l’incarnation du réalisateur et c’est lui que l’on suit, aux côtés de Sean, un séronégatif gravement malade dont il tombe amoureux. Au départ, le film est très proche d’une reconstitution historique, il s’intéresse surtout aux réunions et aux actions de l’association, pas vraiment à ses membres. D’ailleurs, on s’y perd un petit peu parmi tous les militants qui défilent, même s’il y a quelques personnages clés. Outre Nathan et Sean, citons Thibault, le président d'Act Up, ou encore Sophie, une militante très impliquée. On ne sait rien d’eux et Robin Campillo ne sort jamais de l’association pendant toute la première moitié de son film, avant de réaliser un basculement. Petit à petit, l’histoire personnelle prend la place de l’histoire associative et des faits historiques. 120 battements par minute traduit ainsi la montée de la maladie, le corps qui abandonne petit à petit Sean et une ultime histoire d’amour avec Nathan, en attendant la mort. Ce mouvement du scénario est extrêmement puissant et le film rappelle brutalement la réalité de la mort, cette réalité même que les militants d’Act Up essayaient d’apporter au grand public et au monde politique. La réaction du studio pharmaceutique exploitée ici à titre d’exemple est à vomir surtout quand, face aux malades parfois proches de la phase terminale, il se contente de reconnaître une situation « délicate ». Le travail de Robin Campillo était nécessaire ne serait-ce que pour cela : rappeler qu’à une époque, les malades du SIDA n’étaient pas considérés par la société, qu’ils n’étaient pas vraiment un enjeu important et même, pour certains, que la maladie était une punition bien méritée.
Puisque ses personnages sont tous fictifs, Robin Campillo aurait pu éviter d’entretenir certains clichés sur l’homosexualité, mais il est difficile d’être vraiment négatif. 120 battements par minute est un long-métrage puissant et glaçant, une plongée à une époque pas si lointaine où une maladie aussi terrible que le SIDA a pu être ignorée parce qu’on la considérait réservée à une population jugée déviante. Le casting est impeccable, la mise en scène très forte et le résultat est une vraie réussite, un film de près de deux heures et demie si intense qu’il semble en durer deux fois moins. Ne passez pas à côté de 120 battements par minute, surtout si vous n’avez pas connu le combat salutaire d'Act Up Paris et pour ne pas oublier que le SIDA reste une maladie bien réelle et mortelle.