En stage chez Ducasse : partie 1

Qu’est-ce la grande cuisine ?

Dans ses fondements, dans ses principes, la grande cuisine diffère peu de la cuisine de tous les jours. Partir de quelques ingrédients, les mélanger et les préparer selon divers méthodes pour arriver à un plat prêt à être consommé voire dégusté : la cuisine n’est jamais que cela.

Mais entre les plats qui sortent de chez Ducasse et votre cuisine de tous les jours , il y a un monde, un gouffre. Qu’est-ce qui fait la différence ? Tentative de réponse dans ce qui suit…

La grande cuisine, c’est un chef qui impose une vision

Faire un stage chez Ducasse, ça n’est pas seulement apprendre l’art et la manière de faire des plats aussi complexes que le laissent imaginer leurs noms, c’est aussi et d’abord apprendre la cuisine de Ducasse. Chaque chef, en effet, a une vision bien particulière de la cuisine, en fonction de ses origines, de ses goûts. Un même plat n’aura rien à voir selon qu’il est préparé chez Ducasse ou dans une autre cuisine. La différence ne tient nullement à un nombre d’étoiles, mais à d’autres éléments à la fois plus simples et subtils.

Ainsi, Alain Ducasse est un cuisinier venu du Sud et cela se sent dans sa cuisine. La graisse de base est l’huile d’olive, utilisée tant pour toutes les cuissons que pour la touche finale. Aucun plat salé ne sort des cuisines Ducasse sans son filet d’huile d’olive (on le voit sur la photo ci-dessus notamment). Sans ce filet, c’est comme s’il manquait quelque chose. Les autres huiles n’ont pas leur place chez Ducasse, pas plus que le beurre, même si ce dernier est parfois utilisé en fin de cuisson. Autre élément typiquement associé au Sud et abondamment utilisé chez Ducasse : l’ail bien sûr. Il est le plus souvent simplement écrasé et ajouté sans autre forme de procès (pas d’épluchage notamment) aux plats pour leur cuisson, avant d’être retiré avant dégustation. Mais il est aussi utilisé en tant que tel, par exemple pour faire une rouille et il est alors utilisé en grandes quantités.

J’évoquais l’huile d’olive : chaque chef a aussi ses habitudes sur la quantité de graisse utilisée dans sa cuisine. Ainsi, notre chef de stage nous expliquait qu’il avait travaillé chez Bocuse avant de travailler chez Ducasse et il disait qu’il y a une différence essentielle entre les deux : le premier fait une cuisine plus « à l’ancienne » (je ne met rien de négatif derrière), c’est-à-dire un peu plus lourde, plus grasse et plus orientée vers la crème et le beurre, alors que Ducasse est plus léger et plus orienté vers l’huile d’olive, huile réputée plus saine.

Mais le goût du chef se retrouve beaucoup plus largement, et parfois dans des détails. Ainsi, Ducasse aime quand c’est bien relevé, voire épicé. Nous avons eu droit à un flan de foie gras avec un morceau de foie gras simplement doré à la poêle par-dessus. Les morceaux de foie gras ont été simplement coupés et… « arrosés » de grains de poivre noir avant la cuisson. L’ensemble était donc très relevé, ce qui en a déplu à certains. Notre chef du jour a alors expliqué que c’était ainsi que « le chef » aimait les choses.

En effet, dans la grande cuisine, quand le chef décide, on le suis religieusement, presque avec amour. De ce fait, sa cuisine est réellement typée, il y a une marque de fabrique reconnaissable immédiatement par les clients. Un grand chef donne à la grande cuisine son unité.

La grande cuisine, c’est de la rigueur

La grande cuisine, c’est tout un art, dirais-je sur un ton de comptoir. C’est d’abord de la précision et de la rigueur, beaucoup de précision et de rigueur !

Pour illustrer ce propos, je peux évoquer mon cas personnel. Au cours de la matinée, j’ai été désigné volontaire pour couper de l’ail qui allait être confit dans un sirop de sucre et qui devait accompagner le homard. Le chef m’explique : je dois avoir des bâtonnets réguliers pour que la cuisson soit homogène. Il me faut quatre bâtonnets par personne, rien de bien sorcier donc. Aussitôt, je m’attelle à la tâche et produit une vingtaine de bâtonnets qui me semblaient, en gros, de taille égale. Quand le chef vint voir, je compris mon erreur ! Il ne fallait pas des bâtonnets en gros égaux, vaguement, si on les regardait rapidement. Il fallait des bâtonnets très précisément égaux, au millimètre près ! Tant en longueur qu’en largeur, un peu comme des allumettes. Mais avec comme seule arme un couteau de cuisine et instrument de mesure un bâtonnet créé en deux secondes trente par lui ((Ça, c’est toujours impressionnant quand le chef fait une démonstration. C’est comme à la télé, tout semble si simple, même enfantin ! Et puis il vous passe le couteau, et là, bonjour la galère, vous avez tout oublié de ce qu’il vient de montrer, et surtout quand vous lancez le couteau négligemment comme il le faisait, au mieux ça tombe au mauvais endroit mais sur la table, au pire c’est sur vos doigts…)). Je peux vous dire que j’y ai passé du temps sur ces bâtonnets : quatre gousses d’ail y sont passées, et je me revois encore, à regarder mes bâtonnets, à les retailler avec amour pour retrouver le modèle original. Une fois terminé, j’ai eu droit à un petit rire qui aurait été l’équivalent, si j’avais été un véritable élève, à une remarque déplaisante et un ordre pour tout refaire. Comme il s’agissait d’un stage, le chef fut indulgent et accepta mes bâtonnets imparfaitement égaux.

Qu’on se le dise, la grande cuisine, ça n’est pas facile ! Une julienne, ce sont des légumes taillés exactement de la même façon, et pas de n’importe quelle façon. Le détail a toute son importance, tout n’est que détail même. Ainsi, pour la décoration des assiettes, on utilise un batonnet de vanille dont on a précédemment extrait les graines pour la Chantilly et on le découpe finement pour mettre un baton sur une quenelle de chantilly ((Tous les détails dans la partie 3…)). La cuisson est très précise : s’il faut un frémissement, il ne faut pas une ébullition et gare si vous chauffez trop !

La rigueur se retrouve partout et en permanence. Ainsi, le plan de travail doit toujours être nickel : sitôt une tâche (sans mauvais jeu de mot) terminée, il faut le nettoyer, nettoyer et ranger tous les outils pour continuer et ressortir ce dont on a besoin. Le travail se fait avec méthode et rigueur : un poisson ne se prépare pas n’importe comment ((Si cela vous intéresse, j’explique comment dans la partie 2…)) par exemple.

La cuisine d’un grand restaurant ne ressemble en rien à votre cuisine quand vous y avez passé votre matinée ou après-midi. Enfin, je ne parle peut-être que pour moi, mais on finit en général avec des plats partout et un monstre de rangement et nettoyage à faire. Dans une grande cuisine, il y a du monde : 25 cuisiniers et 25 serveurs pour le cas de l’Athénée par exemple ((Le tout pour 50 clients par soir, eh oui, ça n’est pas donné mais il y a des moyens pour vous servir…)). Tout ce monde, pour que cela fonctionne parfaitement, c’est-à-dire pour que les plats soient prêts au bon moment et servis encore à la bonne température, il faut une organisation sévère. Dans une cuisine, la division du travail et l’hyper-spécialisation des tâches jouent à plein : chacun à un rôle bien défini et personne ne bouge ou agit librement. Pour la mise en place par exemple, c’est-à-dire la finalisation de l’assiette juste avant son départ en salle, l’assiette est placée à un point et les différentes équipes viennent à ce point avec leur élément : l’un ajoute le poisson, puis un autre la sauce, un troisième le légume, un quatrième la décoration, avant qu’un cinquième l’emporte vers la table. Tout ceci doit être réglé comme une partition pour que tout se passe idéalement.

La grande cuisine, c’est un art (?)

La grande cuisine, un art ? On peut s’en étonner, et il y a bien sûr une part d’exagération dans cette interrogation. Ceci dit, la cuisine s’apparente à l’art par plusieurs aspects…

Tout d’abord parce que la cuisine met en action les sens, comme l’art. Tous les sens sont convoqués : l’odorat et le goût bien entendu, mais aussi la vue, l’ouïe et même le toucher. La vue parce qu’une assiette se compose comme on composerait un tableau ou une photographie. Nos assiettes étaient assez simples (et souvent ratées), mais à chaque fois, nous mettions un élément ici, un autre là, puis décorions avec des éléments comestibles ou non (cf la première photo de l’article pour un exemple). Nous avons aussi appris que la peau délicatement retirée des tomates utilisées dans une des recettes pouvait très bien servir à la décoration d’assiettes une fois séchée et pulvérisée. Le toucher, non pas parce que l’on mange avec ses doigts chez Ducasse, mais parce que la texture est essentielle et se ressent sous la langue. On peut mêler les textures (craquant et moelleux par exemple) et jouer avec elles pour le bonheur du palais. L’ouïe également : nos rougets ont été recouverts d’une pincée de fleur de sel, pour l’assaisonnement certes, mais aussi et surtout pour le craquant que cela procurait. Et effectivement, ce plat a craqué sous nos dents…

De l’art aussi par l’attention portée aux détails mais j’en ai déjà parlé. Je ne donne qu’un autre exemple : pendant une réduction, il nous a fallu régulièrement enlever l’accumulation de « sucs » (c’est le chef qui parle) sur les bords de la cocotte, là où le liquide se réduit, à l’aide d’un pinceau humide. Cette opération permet d’enlever l’amertume apportée par ces sucs. Si ce n’est pas de l’art ça…

De l’art enfin car personne ne peut faire de grande cuisine à moins d’être passionné par cela. C’est même plus que de la passion, c’est un véritable amour pour la cuisine qu’il faut, et un amour très destructeur. Notre chef du jour s’était levé à quatre heures du matin pour préparer la journée ! Et après notre départ, il a continué pour préparer la journée du lundi. Et moi qui me plaignais d’avoir rendez-vous à 8h30… Je crois que l’on imagine mal la force qu’il faut pour tenir dans l’univers de la cuisine, surtout au début. On fait jusqu’à 17 heures de travail par jour, et ce tous les jours ! Comme il nous l’a expliqué en rigolant : on suit les 35 heures dans la cuisine, bien entendu… mais sur deux jours. Un passionné peut, certes, faire beaucoup de choses pour sa passion et notre chef ne s’en plaignait pas. Il carbure aux expressos (une quinzaine par jours) et ne s’arrête surtout pas, de peur de ne pas repartir. Il était content de faire ce qu’il faisait, cela se voyait. Mais quand bien même, je me demande comment tenir longtemps dans ce milieu. D’ailleurs, il va arrêter d’ici quelques mois puisqu’il va monter en grade pour devenir chef des chefs dans la future école de Ducasse. Je suppose qu’on ne tient pas une vie à ce rythme, et qu’il faut rapidement se recycler. C’est vraiment un métier difficile qui exige un sacrifice dont j’avais une idée, mais que je sous-estimais largement !

La grande cuisine, c’est du temps

Nous avons commencé à réellement cuisiner vers 9h30. Nous n’avons commencé à manger qu’à 15h30 environ. Six heures, c’est donc le temps qu’il nous a fallu, à sept dont un expert, pour préparer un repas pour six personnes. Et encore, nous n’avons pas tout fait : le chef s’était levé à quatre heures du matin pour préparer plusieurs choses, le bouillon de poule était déjà prêt et congelé…

Faire de la cuisine, cela prend du temps, cela n’aura échappé à personne je pense. Faire de la grande cuisine en prend encore plus. Parce que l’on fait attention aux détails, et surtout parce qu’il faut laisser du temps au temps en matière de cuisson ou de repos d’aliments, la cuisine ne peut pas ne pas prendre beaucoup de temps. Le secret, nous a même confié notre chef, c’est le temps et la patience. Il disait que, plus jeune, il avait tendance à toujours vouloir aller trop vite, à mettre plus chaud pour que ça cuise plus vite par exemple. Je me suis retrouvé dans cette description : j’ai tendance à toujours chauffer un peu plus, quite à être aussi plus attentif, pour gagner du temps. Mais, disait-il ensuite, il faut laisser du temps au temps et ne pas être trop pressé. Si un élément doit être mijoté 20 minutes, il faut absolument le laisser mijoter vingt minutes.

La grande cuisine, c’est un produit et une méthode

Le produit est essentiel dans toutes les cuisines, mais plus particulièrement dans la grande. Les produits sont choisis avec amour et dans le cas de Ducasse, ils viennent souvent de producteurs locaux du Sud de la France avec qui ils travaillent régulièrement. Pour prendre un exemple, comme je l’ai dit plus haut, l’huile d’olive est un composant essentiel de la cuisine de Ducasse et toute son huile d’olive vient d’Italie. Deux niveaux sont disponibles : une grosse bouteille pour la cuisson, et de petites pour la touche finale, dans l’assiette. J’ai oublié les prix de ces bouteilles, mais ils n’avaient rien à voir avec les prix de supermarché. Mais il n’y a pas de mystère, la qualité non plus…

Si le produit est essentiel, il ne suffit bien entendu pas et la préparation du produit requiert un savoir-faire indéniable. La cuisine, ça ne s’invente pas, en tout cas pas la grande. Cela s’apprend, même s’il reste une part d’imprévisible que l’on ne peut pas apprendre : le rôle du pifométrique, si j’ose dire. Comme nous l’a expliqué notre chef, on fonctionne en temps de cuisson, en température, mais aussi à l’œil, à l’oreille (nos réductions devaient « chanter » pour être bonnes), bref, au feeling. C’est là que l’on voit tout de suite qu’un chef est bon ou pas…

Voilà pour cette première longue partie. Rassurez-vous, la suite devrait être plus courte ! 😉