Benoît Delépine et Gustave Kervern, les deux réalisateurs issus de Groland, continuent leur travail cinématographique à la fois engagé politiquement et à l’humour si particulier du pays imaginaire de l’émission de Canal+. Après Louise-Michel et les patrons salauds l’an dernier, ils s’attaquent cette année aux retraites avec Mammuth, sorte de road-trip décalé. Un film qui ne m’a pas emballé autant que prévu, peut-être en raison de l’ambiance qui ne se prête pas tant à l’humour qu’à une sorte de mélancolie teintée de fantastique.
Serge Pilardosse a trimé toute sa vie durant, et à 60 ans c’est l’heure de la retraite bien méritée. Mais on ne le sent pas tellement motivé pour arrêter de travailler, c’est plutôt l’entreprise qui l’emploie – une usine agroalimentaire spécialisée dans la charcuterie – qui le met à la porte. Non sans faire un pot de départ, l’occasion pour ses collègues et « amis » de se goinfrer de biscuits apéro pendant que le patron tente, tant bien que mal, de faire un discours. Le quotidien du jeune retraité commence alors, un quotidien monotone, répétitif où la seule solution est de faire douze fois le tour de la table en passant jeter un œil à la fenêtre. Serge ne s’est manifestement jamais préoccupé ni des tâches ménagères (que ce soit les courses ou le bricolage), ni surtout des tâches administratives de son ménage. Quand il doit s’y mettre, c’est pour le moins la catastrophe : il insulte le charcutier de son supermarché parce que ce dernier, smicard, ne s’intéresse pas le moins du monde à son métier ; il tente de réparer la poignée de la porte des toilettes, mais de l’intérieur, et il se retrouve vite bloqué à l’intérieur, etc. Christine, sa femme, se dit à raison que son retraité de mari va être pénible à supporter et elle l’envoie sillonner les routes françaises sur sa vieille Mammuth à la recherche des « papelards » qui manquent pour obtenir une indemnisation retraite complète.
Mammuth est ainsi un film dual. Dans un premier temps, les réalisateurs instaurent un climat froid et poisseux très réussi. Une poignée d’images suffisent à placer le décor et surtout le personnage de Serge, gros gaillard bourru qui se sent rejeté par la société et inutile. Par bien des aspects, Mammuth commence comme The Wrestler, d’autant que physiquement, Gérard Depardieu et Mickey Rourke ont de nombreux points en commun, à commencer par les mêmes cheveux longs et crasseux. Le film évolue ensuite, quand Serge s’embarque sur sa moto. Comme dans tous les road-trip, le voyage est autant géographique qu’intérieur : Serge se lance à la recherche de son passé, de ses vingt ans en faisant le tour de ses anciens employeurs. Il découvre que la vie a continué, que le restaurant où il travaillait n’est plus qu’une ruine, ou que les moulins qui l’employaient sont devenus une entreprise spécialisée dans le multimédia en 3D.
Delèpine et Kervern n’oublient pas leurs origines grolandaises au fil de leurs films. On retrouve ainsi cet humour teinté de critiques sociales si particulier et la description du départ à la retraite de Serge est à cet égard assez brillante. Elle est drôle — quand Christine commente, sarcastique, le cadeau de départ à la retraite, un magnifique puzzle de 2000 pièces d’un château quelconque, bien plus utile qu’un micro-ondes ou un écran plat —, mais aussi très vraie. Serge est l’archétype de cette génération entrée sur le marché du travail quand l’emploi était un problème pour les employeurs et non les employés, une époque où l’on pouvait arrêter les études tôt et quand même ne jamais connaître le chômage autrement que par l’actualité. Cet homme à la retraite ne sait plus quoi faire, il ne sait rien faire et on le sent profondément déboussolé et même dépressif. Gérard Depardieu fait beaucoup dans le succès du film : il incarne vraiment le personnage, il est Serge et non un acteur en roue libre. Yolande Moreau, qui joue le rôle de sa femme, est aussi très bien, même si elle ne change décidément jamais vraiment de rôle. Sa grande sobriété joue ici en sa faveur.
Cela partait bien, mais les deux réalisateurs ont décidé d’ajouter une pincée fantastique et mélancolique à la fois à Mammuth, et je trouve le film beaucoup plus faible sur cet aspect prédominant sur la fin. Que le road-trip ouvre une fenêtre sur le passé de Serge, pourquoi pas. Mais pourquoi avoir ajouté cette histoire d’accident avec la fille qui, on le suppose, reste son seul véritable amour ? Son fantôme apparaît régulièrement et ces séquences ne m’ont pas semblé utiles. Fort heureusement, Delépine et Kervern évitent soigneusement le piège du flashback en se limitant au son et en évitant consciencieusement de montrer le passé. C’est bien vu et je me suis demandé, pendant le film, pourquoi il n’était pas utilisé plus souvent au cinéma. Le côté fantastique est comme confirmé par son séjour chez sa nièce, personnage un peu mystique qui passe ses journées à réaliser des œuvres d’art trash avec des poupées poignardées ou décapitées. Tout cela m’a semblé plus faible, même si le film n’oublie pas l’humour caustique qui revient par moment, notamment quand Catherine et une amie décident d’aller tabasser à coup de pelle et d’acides la jeune femme qui a volé Serge et qu’elles partent toutes les deux sans savoir où aller, mais bien décidées à en découdre. Plus faible aussi, le défilé de stars (Isabelle Adjani, Benoit Poelvoorde, etc.) qui semble bien inutile
À l’image de l’initiative avortée des femmes, Mammuth me semble constituer une semi-réussite. Benoît Delépine et Gustave Kervern sont toujours aussi bons quand il s’agit de dépeindre avec un humour caustique rarement léger une situation sociale, particulièrement quand elle concerne la fameuse « France d’en bas ». Par contre, j’ai du mal avec la tendance mystico-mélancolique qui s’empare du film dans sa seconde partie. Peut-être parce que je m’attendais plus à une farce à la Louise-Michel… Un mot à propos de la musique originale de Gaëtan Roussel qui accompagne plutôt bien le film, je suis curieux d’entendre ce que ça donne sur la bande-originale.
Rob Gordon a un avis justement opposé au mien, appréciant le road-movie « poétique » et « métaphysique » et se félicitant du choix des réalisateurs de s’éloigner du modèle grolandais. Les avis sur le film sont ainsi en moyenne positifs sur les blogs, sur Filmosphère, Angle[s] de vue, Sur la route du cinéma ou encore Plan-c. Tous saluent la mélancolie, la recherche de soi d’un homme qui a passé sa vie à travailler peut-être sans plaisir et sans jamais s’épanouir. Et je suis contraint d’être, à nouveau, d’accord avec Critikat…