Sorti en 1987, Full Metal Jacket est l’avant-dernier film réalisé par Stanley Kubrick et le dernier qu’il a mené jusqu’au bout. Le réalisateur américain n’a plus à faire ses preuves : depuis 2001, Odyssée de l’espace sorti près de vingt ans plus tôt, il enchaîne les succès critiques et souvent publics. Par bien des aspects, Full Metal Jacket concentre en un seul film tout le cinéma de Stanley Kubrick. On connaissait l’aversion du cinéaste pour la guerre et la chose militaire, mais c’est avec ce film qu’il est allé le plus loin dans la critique ; Full Metal Jacket est également l’occasion pour Stanley Kubrick de reprendre d’autres thèmes forts dans son œuvre, comme l’embrigadement ou la violence au cœur de la société. À la clé, un film bien moins léger qu’il n’y paraît, une vraie réussite.
Un camp d’entraînement de marines en Caroline du Sud dans les années 1960. Quelques dizaines de jeunes Américains apprennent la discipline militaire à coup d’injures voire de coups sous la direction du sergent Hartman. L’officier ne sait que hurler et sa méthode est simple : injurier et humilier pour former de vraies machines à tuer qui ne reculeront devant rien quand il faudra appuyer sur la gâchette. Ils ne sont pas là pour apprendre la géopolitique complexe de la Guerre froide, ils sont là pour faire de la chair à canon efficace et mater l’ennemi forcément communiste, où qu’il soit. L’entraînement est difficile, surtout pour ceux qui ne sont visiblement pas prêts à en découvrir la violence, à l’image de Leonard, un gars sympathique, un peu enveloppé et qui découvre brutalement les injures et l’humiliation. Toujours bon dernier, il devient vite un poids inutile pour tout le régiment qui, une nuit, le punit à coups de savons dans une serviette. Cette violence est comme un choc et le jeune homme perd la tête et termine sa vie tragiquement. Après cette partie consacrée à l’entraînement, Full Metal Jacket se pose au cœur du Vietnam, alors que la fameuse guerre que les États-Unis ont perdu tout en ayant gagné toutes les batailles fait rage. On suit les pas de J.T. Davis, dit « Joker », devenu reporter de guerre pour le compte du journal officiel. Son rôle ? Rassurer les soldats et la patrie sur la situation dans le pays et cacher surtout tout ce qui fâche, c’est-à-dire la vérité. Une mission l’envoie en avant, sur le front où il découvre les horreurs de la guerre, mais aussi et surtout, sa folie.
La construction de Full Metal Jacket est simple : une premier partie dédiée à l’entraînement, une deuxième partie sur le champ de bataille. Si les deux parties ne sont pas égales en temps, elles sont néanmoins symétriques avec systématiquement une évolution vers le drame. Dans les deux cas, le film souligne bien l’échec de la guerre et de l’armée : la mort de Leonard en fin de première partie est l’échec de la formation et de l’embrigadement dénoncé par Stanley Kubrick. On retient plus volontiers cette partie dans le camp d’entraînement que la deuxième partie sur le champ de bataille et si Full Metal Jacket les rassemble, il est vrai que cette première partie a pour elle le poids des injures autant que des images. Les « Sir, yes Sir ! » scandés par les soldats sont aussi impressionnants que le flot d’injures débités par le sergent. C’est souvent drôle – il faut les voir marcher en se tenant les bijoux de famille, ou en chantant des chansons aux paroles stupides pendant leurs marches quotidiennes… –, mais aussi glaçant ; c’est en tout cas extrêmement efficace pour dénoncer l’armée. Cette dernière ne s’y est d’ailleurs pas trompée en refusant au cinéaste de lui prêter du matériel. Vingt ans environ après les faits, le douzième film de Stanley Kubrick frappe là où cela fait mal, à une époque où le mur de Berlin n’est pas encore tombé et où les tensions sont encore vives. Sa dénonciation de l’anti-communisme primaire est elle aussi très efficace : quand Joker dit ne pas croire en Marie, le sergent l’accuse de communisme, réflexe immédiat qui paraît complètement déplacé et totalement idiot dans le contexte. Le final meurtrier ne met que mieux en valeur l’absurdité de ce qui précède : au lieu de former des hommes, l’armée crée des bêtes meurtrières, certes, mais aussi folles.
Après l’entraînement, la guerre. Sans transition, Full Metal Jacket passe du camp d’entraînement verdoyant à la jungle vietnamienne. D’emblée, le cinéaste souligne le ridicule de la situation en montrant un Vietnam ensoleillé où les filles faciles offrent leurs faveurs aux soldats américains et renforce la légèreté de cette première scène par une musique contemporaine qui n’évoque pas du tout le front et la guerre. La guerre rattrapera vite le film et son héros, mais Kubrick réussit le tour de force à toujours masquer l’ennemi. Dans tout le film, on croisera au grand maximum quatre ou cinq Vietnamiens, et seulement deux armés, dont un seul est encore vivant. Le cinéaste cache la source de la terreur, ce qui renforce inévitablement sa présence : on craint toujours plus ce que l’on ne peut voir. Après un début en fanfare, Full Metal Jacket se transforme progressivement en film d’ambiance : Stanley Kubrick prend son temps, mais il parvient à instaurer un climat angoissant avec le sentiment commun sur un champ de bataille que la mort peur survenir à tout instant, à tout endroit. Le film se ralentit tout au long de cette seconde partie qui paraît souvent confuse et pour cause : comme Coppola avant lui dans Apocalypse Now, Kubrick filme une lente descente aux enfers pour Joker qui découvre les réalités et les horreurs du front. Quand le sniper commence son œuvre, ces hommes entraînés durement à résister et à se battre de manière rationnelle perdent brusquement la tête et se mettent à tirer n’importe où, sans raison. Cette scène suffit à elle seule à résumer la vision de Stanley Kubrick sur la guerre et l’armée : l’entraînement n’a rien fait d’autre que des brutes incapables de réfléchir, ou même d’écouter un ordre. Seul personnage à faire preuve d’un peu de réflexion, Joker est lui aussi entraîné dans cette folie : s’il hésite avant de frapper Leonard, il le fait finalement à plusieurs reprises ; s’il dénonce dans un premier temps la propagande militaire et met en avant sa dualité avec la mention « Born To Kill » sur son casque et le symbole anarchiste accroché à sa veste, il finit lui aussi par chercher le sang quand son ami meurt dans ses bras. La guerre détruit l’homme et ne sert à rien, voici le message très clair de Full Metal Jacket.
Stanley Kubrick reste dans l’histoire du cinéma comme un réalisateur majeur, un de ceux que l’on étudie dans toutes les écoles de cinéma, un de ceux qui est encore aujourd’hui cité en référence dans une quantité incroyable de films. Cette réputation n’est pas volée et Full Metal Jacket en est une belle preuve. Si le film n’a pas l’invention visuelle de certains de ses prédécesseurs, à commencer par 2001, Odyssée de l’espace, il se révèle malgré tout assez impressionnant sur le plan visuel. La photographie est particulièrement réussie avec des plans de toute beauté qui jouent notamment sur les flammes au Vietnam ou les contre-jours au soleil couchant pendant l’entraînement. La guerre aura rarement été aussi belle et le décor naturel choisi par le cinéaste y est sans doute pour beaucoup. Sept ans après la découverte de cette technique dans Shining, Kubrick exploite à nouveau la Steadycam qui permet de stabiliser la caméra sans utiliser de rails. À une époque où l’on ne cherchait pas encore à secouer la caméra pour « faire vrai », le cinéaste a l’idée tout de même de casser l’extrême stabilité de son dispositif et d’introduire quelques tremblements qui ne soulignent pas tant les pas des soldats que l’absurdité de leur situation. Une absurdité que semble renforcer la bande originale du film composée principalement de titres pop des années 1960. Une musique qui vient ici en contrepoint du film et crée un contraste étonnant et plutôt bien vu. C’est flagrant pendant la découverte du groupe de soldats par Joker et son photographe, mais c’est un principe présent de part en part.
« Je vivais dans un monde merdique, mais, au moins, j’étais en vie. », conclut Joker à la fin de Full Metal Jacket. Ce n’est pas une vision très optimiste que nous propose l’avant-dernier film de Stanley Kubrick et c’est bien la preuve que ce film n’est en aucun cas une caricature légère de la guerre et l’armée. C’en est une, bien sûr, mais c’est plus que cela. C’est aussi un film sur la folie et la violence qui semblent inhérente à l’homme. Dans 2001, Odyssée de l’espace déjà, le singe devient homme en découvrant l’outil, certes, mais aussi et surtout la violence. Dans Full Metal Jacket, on devient homme en devenant marine, peut-être, mais on devient aussi violent, incontrôlable, fou. Quelques années plus tard, Terrence Malick a réalisé un film finalement assez proche avec La Ligne Rouge, même si la nature y jouait un rôle central alors qu’elle est absente chez Kubrick.
Nonobstant cette différence, ce sont deux films réunis par ce point commun : dénoncer l’absurdité de la guerre. Un thème cher au cinéaste new-yorkais, un thème qu’il a déjà évoqué, mais jamais aussi directement peut-être, ou en tout cas avec autant de force et avec une vision aussi noire. Full Metal Jacket n’est pas la caricature amusante des camps d’entraînement de marines auquel on le réduit parfois, c’est un film brillant sur l’homme et la violence. Rien de moins.