Dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut est même sorti après la mort du cinéaste. À sa mort, autant le tournage que le montage avaient néanmoins été terminés et même si, fidèle à son perfectionnisme, Kubrick aurait sans doute continué à travailler son dernier film s’il en avait eu la possibilité, Eyes Wide Shut est le dernier film complet du réalisateur. Un film étrange, souvent mal compris, qui se termine, et ce n’est pas anodin, sur le mot « fuck » (baiser). Film sur l’amour et le sexe, Eyes Wide Shut est d’abord fondamentalement un film sur le couple. Passionnant.
Bill et Alice forment un couple new-yorkais apparemment totalement heureux. Avec leur fille, ils vivent dans un somptueux appartement près de Central Park ; Bill est un docteur qui n’a manifestement pas de mal à joindre les deux bouts. Couple heureux, en apparence au moins : dès les premières minutes, Alice fait remarquer à Bill qu’il ne la même pas regardée avant de donner son avis sur ses vêtements. À l’occasion d’un bal organisé par un richissime client de Bill, le couple se fait draguer, l’un par deux modèles canons de beauté, l’autre par un charmant Hongrois. On sent que l’un comme l’autre se laisserait bien aller. Alice, surtout, est à deux doigts de céder aux demandes pressantes de son cavalier et de monter avec lui s’isoler à l’étage, mais le devoir conjugal reprend in extremis le dessus. Le couple est ainsi plus fragile qu’il n’y paraissait, mais il éclate brutalement quand Alice apprend à son mari qu’elle a sérieusement envisagé de le tromper et même de l’abandonner, ainsi que leur fille, pour les beaux yeux d’un inconnu croisé dans un hôtel un an auparavant. Cette découverte bouleverse Bill. Sorti pour rendre visite à la famille d’un patient qui vient de mourir, il ne rentre pas immédiatement et plonge dans un univers plein de sexe et de luxure. Il va d’abord voir une prostituée, avant de se rendre à une mystérieuse soirée dans un lieu tenu secret et où il faut se rendre costumé…
Eyes Wide Shut est le seul film de Stanley Kubrick à se pencher de manière frontale sur la thématique de l’amour. Si elle était présente en filigrane dans plusieurs de ses films, elle prend ici une place centrale. Le treizième film du réalisateur se consacre d’abord à un couple et tout le film reste centré autour de ce couple. Pour la première fois également, l’amour charnel occupe le devant de la scène chez Kubrick. Les temps ont changé depuis Lolita qui avait été modifié pour ne pas choquer le public : on voit désormais de nombreux corps féminins entièrement nus, et plusieurs scènes de sexe explicites. Si explicites d’ailleurs que le film est sorti en salles modifié, on suppose sans l’accord de son créateur, pour l’adoucir et ainsi éviter l’interdiction aux mineurs. Pas de méprise, Stanley Kubrick ne devient pas auteur de pornos avec son dernier film, mais c’est la première fois que le sujet d’un de ses films s’y prête depuis Orange Mécanique. Eyes Wide Shut a souvent été trop rapidement jugé sur la foi des quelques scènes où le sexe est effectivement explicite. Que l’on ne s’y trompe pas : le sujet n’est pas l’amour charnel, mais l’amour tout court. Le couple est ici essentiel : si Bill part dans sa nuit de dépravation, c’est parce qu’il s’est senti trompé moralement par la femme qui était censée l’aimer totalement. Bill n’a pas été trompé puisqu’Alice n’a pas couché avec un autre homme, il se sent trompé parce qu’Alice a imaginé pouvoir coucher avec un autre homme. Cette idée ne le quitte plus, elle le rend complètement dingue et il tente alors de compenser par le sexe. Néanmoins, on constatera que cette tentative est couronnée d’échec : Bill ne parviendra pas à tromper physiquement sa femme et il se retrouve vite dans une impasse.
Avec Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick s’amuse encore à brouiller les pistes. Le film commence comme un drame amoureux, une histoire de couple qui pourrait tourner à l’histoire d’adultère, mais cette piste est vite déjouée par le scénario. À partir du moment où Bill apprend le terrible secret de sa femme, à partir du moment où il s’enfonce toujours plus profondément dans le New York de la nuit et de la luxure, le film évolue vers autre chose. La fête masquée a des allures de secte, ou plutôt de société secrète : il ne fait guère de doutes que les hommes et femmes qui se masquent sont très riches et on les imagine bien grands patrons, riches héritiers ou encore hommes politiques. Commence alors une sorte de thriller, quand Bill essaie de comprendre ce qui s’est passé alors qu’il est suivi. Il reçoit des menaces et Stanley Kubrick parvient bien à rendre une ambiance de suspense ou d’oppression, tout particulièrement pendant la fête. Comme toujours, la musique joue un rôle essentiel dans la construction de cette ambiance. C’est une piste de plus pour Eyes Wide Shut, mais Kubrick la désamorce tout aussi vite qu’il l’a introduite, en proposant une explication rationnelle et sensée… sans toutefois désamorcer totalement les interrogations de Bill, et du spectateur. Que fait ce masque sur l’oreiller près de sa femme ? Est-elle dans le coup ? Autant de questions qui, heureusement, resteront dans l’ombre.
Le titre d’Eyes Wide Shut est particulièrement bien trouvé. Jeu de mots apparemment simpliste autour de l’expression « eyes wide open » (les yeux grand ouverts), il s’avère pourtant une clé de lecture essentielle pour expliquer et comprendre le film. Sans trop en dévoiler, la fin du film sonne comme une sorte de morale de vie, à la manière de la morale d’une fable, ou plutôt des films de Woody Allen. Pour que le couple soit possible, il faut garder les yeux grands fermés : savoir que l’autre a pu, ou peut chercher à tromper, en rêve ou en réalité, mais fermer les yeux, ne pas en tenir compte, et continuer à avancer dans la vie. C’est à ce prix que le couple social perdure, mais aussi, du moins peut-on l’espérer, le couple amoureux. Au-delà du message final, Eyes Wide Shut est un film sur le regard et sur le voyeurisme. Les casques vénitiens de la mystérieuse fête sont là pour symboliser cette envie de voir sans être vu, de regarder sans se dévoiler. Les participants à cette fête sont dans un jeu de signes purs : rien n’est vrai, tout n’est que mascarade et mise en scène ; le chef l’est parce qu’il a une tunique rouge quand les autres sont en noir, symbole du pouvoir dans l’inconscient collectif. Les clichés abondent, mais Bill y adhère totalement. Il faut dire que ce personnage n’est jamais dans l’action, il reste en permanence spectateur : il ne réagit pas quand des homophobes le bousculent, il ne fait jamais le premier pas avec les femmes, il ne s’indigne pas vraiment quand il s’aperçoit que le père vend sa fille à peine pubère à des inconnus, etc. Il reste dans sa position de voyeur démasqué et jusqu’à la fin, ce n’est jamais lui qui prendra les décisions importantes.
Tout au long de sa carrière, Stanley Kubrick est devenu toujours plus perfectionniste. Sans surprise, c’est avec Eyes Wide Shut que son perfectionnisme est devenu le plus intense. Les 84 prises de la scène de la dispute dans Shining sont devenues célèbres, mais elles ne sont rien à côté du tournage de ce dernier film. On sait que les deux acteurs principaux ont dû signer un contrat exclusif sans date de clôture, ce qui montre au passage à quel point travailler pour Kubrick était valorisant. Le tournage s’est éternisé, à tel point qu’Eyes Wide Shut a nécessité plus de 300 jours de tournage, s’étalant sur pas moins de dix-neuf mois… Le film devait sortir en 1997 et a été repoussé deux années de suite pour satisfaire les exigences du cinéaste. Un travail considérable qui se comprend plus facilement quand on sait que le film a été entièrement tourné en Grande-Bretagne alors que de nombreux plans prennent place dans les rues new-yorkaises. Kubrick n’ayant jamais utilisé de fonds verts, il a fallu reconstituer tous ces décors en studio, mais le plus long a été bien entendu le travail des acteurs, répété inlassablement jusqu’à atteindre l’effet souhaité. Le résultat est à la hauteur de ce travail, le film de Kubrick est une fois de plus (et une dernière fois) d’une maîtrise assez impressionnante, complexe tout en étant compréhensible.
Eyes Wide Shut est un film simple, en apparence du moins. S’il s’avère relativement simple à comprendre au premier abord, le dernier film de Stanley Kubrick est pourtant bien plus riche qu’il n’en a d’abord l’air. Film sur l’amour, film sur le sexe, film sur les apparences, le regard et le voyeurisme également, Eyes Wide Shut concentre énormément d’éléments à comprendre et analyser. Comme toujours, Stanley Kubrick s’est inspiré d’un récit qui ne venait pas de lui (mais de Traumnovelle, roman de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler), mais l’a tellement modifié que le résultat tient plus de l’œuvre originale que de l’adaptation. Une œuvre originale passionnante tant elle contient d’éléments à décortiquer et analyser…