Avant de sortir au cinéma dans une version adaptée par le cinéaste coréen Bong Joon-ho, Transperceneige était une bande-dessinée française. Sortie dans les années 1980, elle a pris la forme à l’origine d’une série publiée chaque semaine dans le magazine (À suivre), avant d’être rassemblée en un seul volume. Au tournant des années 2000, le premier album hérite d’une suite composée deux volumes avec un changement d’auteur, mais le même dessinateur. Seul le premier récit, nommé également Transperceneige, a été adapté pour le cinéma et c’est sûrement la meilleure partie de l’ensemble. Ce récit post-apocalyptique est élaboré autour d’une idée très simple, pour une dystopie extrêmement efficace à défaut d’être originale. Une lecture saisissante, portée par un noir et blanc réussi : une bande dessinée à découvrir en attendant la version cinématographique…
Jacques Lob a écrit le scénario du premier volet, il a aussi inventé son univers de science-fiction. Transperceneige ne s’embarrasse pas avec les explications et commence immédiatement avec son récit. On ne saura jamais exactement ce qui s’est passé, mais on découvre un univers terrifiant dans lequel la Terre a été entièrement recouverte de glace. L’humanité a presque totalement disparu et les quelques milliers de survivants n’ont eu d’autres choix que de monter dans un train. Surnommé « transperceneige », il s’agit d’un ancien train de luxe conçu pour transporter ses passagers dans le plus grand confort, sans s’arrêter, en parfaite autonomie. Une aubaine pour tous ceux qui ne sont pas morts, même si les conditions sont déplorables, d’autant que des centaines de wagons se sont accrochés. Sans que l’on ne sache très bien comment, ce train avance perpétuellement, cassant la neige ou la glace devant lui, sans jamais dérailler, mais sans but. C’est le mouvement qui offre aux passagers la chaleur nécessaire à leur survie, puisqu’à l’extérieur, on descend jusqu’à 80° C en dessous de zéro. Tout cela, on le comprend par bribes, mais ce n’est pas ce qui intéresse l’auteur. Jacques Lob exploite ce point de départ pour tisser un récit de lutte sociale : dans ce train, les wagons de première classe ont été placés en tête, près de la locomotive, puis plus on s’en éloigne, plus on descend dans l’échelle sociale, jusqu’au wagons de queue, accrochés comme des parasites, où s’entassent des miséreux qui n’ont à peine de quoi survivre. Le premier tome de la trilogie Transperceneige évoque le parcours d’un homme, Proloff, qui vient des profondeurs du train et qui essaie de le remonter pour comprendre ce qui se passe. La suite, ce n’est plus Jacques Lob — mort en 1990 — qui l’écrit, mais Benjamin Legrand. Le style évolue, le récit tend vers quelque chose de plus abstrait, de moins immédiat et moins saisissant, là où le récit avait à la base une urgence communicative.
Deux scénaristes se sont partagés le travail, mais c’est le même dessinateur qui s’est chargé de l’intégralité de Transperceneige. Jean-Marc Rochette développe un style très abrupt qui colle parfaitement à la dureté du récit. Ses dessins, entièrement en noir et blanc, sont à la fois simples et détaillés, du moins dans le premier tome. Le train lui-même n’est qu’un long bloc très simple qui évoque l’époque de la vapeur avec ce faisceau de chaleur à l’avant qui fait fondre la glace et génère des volutes de vapeur. Le dessin n’aide pas vraiment le lecteur à comprendre ce qui s’est passé, comme le récit lui-même il privilégie le huis clos et se concentre sur l’action dans les wagons, mais ni sur l’histoire du train, ni sur le monde extérieur. On ne saura jamais vraiment comment il fonctionne, comment il évite les déraillements, comment il peut tirer autant de masse ou encore comment autant d’êtres humains peuvent y vivre aussi longtemps. Cette pauvreté visuelle est à la fois la plus grande force de cette bande dessinée, par sa capacité de suggestion, mais aussi sa principale source de frustration. On aimerait en savoir plus, mais il ne faut pas compter sur Jean-Marc Rochette qui compose ses images avec les mêmes connaissances que celles que les scénaristes veulent bien nous donner. On attend avec une certaine impatience, du coup, de voir comment cette pauvreté sera traduite sur grand écran. Le Transperceneige offre en tout cas un style réussi, qui n’évite pas la violence du récit : on a bien affaire à une œuvre pour adultes. Entre les années 1980 qui correspondent au premier tome, et les années 2000 des deuxième et troisième volume, le style du dessinateur évolue et cela se voit. En accord avec le scénario lui-même, le dessin gagne en abstraction, le trait se simplifie et le noir et blanc devient plus sombre encore. Ce changement de style ajoute à la complexité de cette œuvre qui a pris son temps pour être finalisée et même si on préfère toujours le premier tome, les deux suivants sont intéressants précisément pour leur évolution.
Transperceneige est une œuvre assez difficile, parce que son univers dystopique est très dur, mais aussi parce que son créateur ne veut pas tout nous expliquer, au contraire. Et si l’histoire de ce train peut reproduire de manière un peu trop caricaturale l’idée de classes sociales, il faut reconnaître que le récit s’impose par sa puissance et s’avère très prenant. En attendant de voir comment Bong Joon-ho s’en sort à l’adapter au cinéma avec Snowpiercer, découvrir l’œuvre dans ses cases originales est une expérience très intéressante.