Quand Jim Jarmusch s’intéresse au mythe des vampires, on ne s’attend pas vraiment à une nouvelle version de Twilight. À cet égard, Only Lovers Left Alive ne déçoit pas : le quatorzième long-métrage du cinéaste américain n’a rien de la romance pour adolescents, même si l’amour est au cœur des enjeux. De même, si le scénario conserve tous les mythes des vampires, il les traite avec une modernité troublante et c’est peut-être le film de genre le plus réaliste. Jim Jarmusch reste un cinéaste à part et son film est toujours aussi étrange et radical, même si l’on est loin de l’aridité de The Limits of Control, sa précédente réalisation. Plus accessible sans être grand public, Only Lovers Left Alive est un long-métrage réjouissant, porté par une musique hypnotique et surtout par un duo d’acteurs vraiment exceptionnels. À voir en ayant conscience qu’il ne s’agit pas d’un film de vampires ordinaire…
Only Lovers Left Alive marque le ton dès la première séquence prend déjà son temps pour introduire les deux personnages principaux. Sur un disque qui tourne, on découvre Adam et Eve, deux vampires éloignés géographiquement, mais qui s’aiment depuis bien longtemps. On ne le sait pas encore, mais on découvre vite que ce « longtemps » désigne en fait plusieurs siècles : chez Jim Jarmusch comme ailleurs, les vampires vivent pendant beaucoup, beaucoup d’années, même s’ils ne sont pas immortels. Cette première scène donne aussi l’ambiance, très mélancolique, qui règne sur le long-métrage. Loin de la vision moderne façon clip qui prédomine trop souvent, on prend ici le temps de poser les personnages et l’action se résume à quelques éléments assez disparates et surtout très secondaires. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui se passe, mais plutôt une ambiance des sensations : à cet égard, le cinéma de Jim Jarmusch reste égal à lui-même. Est-ce le thème particulier de ce nouveau film ? Toujours est-il que Only Lovers Left Alive n’est pas aussi inaccessible que certains de ses prédécesseurs et se rapprocherait plus, à cet égard, d’un Broken Flowers par exemple. Même s’il ne vaut pas s’attendre à un blockbuster porté sur l’action, c’est une évidence, le long-métrage se suit facilement et on s’amuse de l’exploitation réussie des mythes des vampires. L’action est contemporaine et les créatures nocturnes se sont adaptées : Adam est un musicien qui refuse de se montrer pour des raisons techniques évidentes, mais cette façon de vivre en ermite lui offre une popularité bien plus importante que s’il se montrait. Comme Eve, il va se fournir en sang dans les hôpitaux ou les centres médicaux et le scénario a la bonne idée d’introduire l’idée que le sang pur et non contaminé se fait rare. Ils ne mordent plus personne en tout cas, mais restent des vampires qui ne peuvent sortir en plein jour et qui sont faibles quand le sang vient à manquer.
Le film revisite ainsi le mythe du vampire, gardant la majorité de ses particularités, mais sans tomber dans le ridicule des vampires scintillants que l’on a pu voir ailleurs. Tout est subtil ici et Jim Jarmusch pouvait compter sur ses deux acteurs principaux pour offrir une vision réaliste et adaptée au XXIe siècle des vampires. Only Lovers Left Alive est en effet porté par les prestations de Tilda Swinton qui trouve ici une nouvelle réalisation à la hauteur de son talent, mais aussi de Tom Hiddleston qui trouve l’occasion prouver qu’il n’est pas bon que pour jouer un médiocre dieu dans un autre genre. Ils sont tous les deux exceptionnels et rendent cette histoire d’amour très touchante. Quand le film commence, ils habitent éloignés géographiquement pour des raisons que l’on ignore. Et puis le scénario les rassemble et même s’ils se connaissent depuis des dizaines et des dizaines d’années, leur amour reste toujours aussi frais, comme s’ils venaient de se rencontrer. Adam est un personnage mélancolique qui a même des pensées de suicide, mais on le voit bien revivre quand il est avec Eve. Ensemble, ils oublient ce monde qu’ils ne comprennent plus et qui est très éloigné de leurs centres d’intérêt. Car si Only Lovers Left Alive est une histoire d’amour brulante, c’est aussi un film presque politique qui se pose en critique violente de notre société. Les humains, qualifiés de zombies par Adam, ne sont que des bons à rien qui détruisent ce qu’ils ont fait de mieux. Ces vampires qui ont déjà tout vécu, qui côtoient Christopher Marlowe — dramaturge contemporain de Shakespeare vampirisé et interprété ici par un John Hurt toujours aussi brillant — et qui ont côtoyé les plus grands artistes et scientifiques, jugent très sévèrement les hommes du XXIe siècle. Adam comme Eve refusent la trop grande modernité : lui vit dans une maison délabrée de Detroit, entouré d’instruments des années 1900 à 1960 au maximum, avec du matériel de studio de ces années là ; elle vit à Tanger, entourée de vieux livres, hors du temps. Jim Jarmusch fait tourner les disques et ses caméras, comme s’il voulait signifier que le monde lui-même ne tourne pas rond. Au-delà de l’histoire d’amour, Only Lovers Left Alive offre un bilan plutôt déprimant sur notre société, une vision saisissante de noirceur.
Comme dans tous ses films, Jim Jarmusch ne fait rien de conventionnel dans Only Lovers Left Alive. Certes, il filme des vampires qui boivent du sang et craignent la lumière du jour. Certes, il filme une histoire d’amour d’ailleurs très touchante. Le plus important toutefois, c’est l’ambiance mélancolique et cette critique glaçante de notre propre société. Avec ce long-métrage qui prend son temps, mais qui n’est pas aussi opaque que par le passé, le cinéaste dresse une critique sans appel, portée par une bande originale parfaite. Only Lovers Left Alive n’est pas qu’un film de genre, c’est une œuvre complexe et passionnante qu’il ne faut pas rater.