Après le tournage immense et éprouvant d’Apocalypse Now Redux, on comprend que Francis Ford Coppola ait voulu changer d’air. Finies les grandes épopées, finis les tournages énormes et les stars : le réalisateur veut revenir à un cinéma plus simple, et surtout plus maîtrisé. Pour ce dernier objectif, le cinéaste profite des revenus générés par son film sur le Vietnam pour créer sa propre production et des studios flambant neufs avec l’intention d’y filmer tous ses prochains films et de laisser d’autres réalisateurs en faire autant. De cette expérience naît Coup de cœur, un long-métrage tourné intégralement dans ses studios qui devait lui offrir sa liberté. Sauf qu’entre les origines du projet et la sortie, Francis Ford Coppola a perdu de vue l’un de ses objectifs : la simplicité. Pour réaliser le film comme il le veut et sans jamais faire de compromis, le réalisateur passe toutes ses économies dans un film qui explose son budget. Après avoir dépensé plus de 25 millions, cette comédie musicale expérimentale ne rencontre pas son public et l’échec commercial est cuisant, puisque Coup de cœur ne récolte même pas un million de dollars à sa sortie. Un désastre que l’on comprend assez bien avec le recul : obnubilé par une technique innovante et souvent brillante, le film en a oublié son scénario.
Dans tous les tournages qu’il avait connus dans sa carrière, Francis Ford Coppola a toujours travaillé jusque-là avec des producteurs capables de lui mettre des bâtons dans les roues. Même si le réalisateur a connu un énorme succès, notamment grâce aux deux volets de la trilogie du Parrain qu’il a déjà tournés, il n’a jamais été totalement libre et c’est précisément son objectif pour son nouveau long-métrage. De fait, étant à la fois derrière la caméra et les yeux sur les comptes pour Coup de cœur, il ne se refuse rien, absolument rien. Pour les besoins du film, les studios qu’il vient d’acheter sont mis à contribution pour créer des logements, mais aussi des rues entières : l’une des scènes les plus impressionnantes se déroule ainsi en plein cœur d’un Las Vegas totalement fictif, car reconstruit entièrement en studio. On ne recule pas devant la dépense pour ce projet, et on voit que cela n’a pas été inutile. À une époque où l’ordinateur commençait seulement son entrée timide dans les studios, on ne pouvait pas tricher avec un ordinateur et pour créer les ambiances nécessaires, il a fallu poser des projecteurs de couleur, créer les décors de toute pièce et faire appel à des centaines de figurants. Non seulement Francis Ford Coppola n’a pas rechigné sur la dépense, mais il a en plus de grandes ambitions pour cette comédie musicale d’un nouveau genre. On reviendra sur la musique, mais Coup de cœur est d’abord une œuvre surprenante à regarder. Conçue au début des années 1980, elle joue avec des couleurs toujours vives, pour composer des tableaux chatoyants toujours un peu kitsch. Le cinéaste assume totalement ce côté kitsch et renforce même l’artificialité de ses décors en montrant qu’il s’agit de carton-pâte — une voiture garée un peu trop rapidement entre dans un mur visiblement en carton. Difficile dès lors de critiquer le film sur ces choix, mais force est de reconnaître malgré tout que l’esthétique déployée ici a mal vieilli.
Que les images aient mal vieilli, c’est une chose, mais il est incontestable que Coup de cœur est visuellement époustouflant. On appréciera ou non son esthétique très typée années 1980, mais on ne peut que saluer la caméra très fluide et surtout les expérimentations menées par Francis Ford Coppola. En particulier, l’idée de jouer sur les fondus entre deux scènes, et surtout d’éclairer une scène tout en laissant l’autre dans l’ombre pour accentuer les parallèles, est brillante. Par certains aspects, la liberté formelle que l’on sent ici rappelle des longs-métrages beaucoup plus récents : par le foisonnement des couleurs ainsi que par la complexité des tableaux, on n’est pas si éloigné que cela d’un Baz Luhrmann (on pense notamment à son Moulin Rouge ! assez proche visuellement). Dans les deux cas, le résultat est époustouflant et un peu fatigant en même temps, un sentiment renforcé par la musique omniprésente. Composée entièrement par Tom Waits, la bande originale de Coup de cœur est une vraie réussite dans le genre. Là aussi, on apprécie l’originalité de cette comédie musicale où les paroles sont des voix intérieures — les personnages ne chantent pas — et le duo formé par les voix de Tom Waits et de Crystal Gaye est parfait, rien de moins. Si l’album s’écoute avec beaucoup de plaisir, à l’écran la musique ajoute encore un peu de lourdeur, mais tout cela serait oublié si Coup de cœur racontait une histoire intéressante. Hélas, obnubilé par les moyens à sa disposition et par une forme extrêmement travaillée, Francis Ford Coppola en a oublié l’essentiel : le scénario. Toute cette énorme machine un peu kitsch est déployée pour raconter une histoire de couple qui se sépare après cinq ans de vie commune pour mieux se retrouver, un récit que l’on a déjà lu et vu mille fois ailleurs. Cela n’a aucun intérêt et on finirait par s’ennuyer ferme, si le long-métrage n’avait pas le bon goût de rester assez court. Et ce ne sont pas les performances assez banales de Frederic Forrest et de Teri Garr qui sauvent la situation.
Coup de cœur est un film passionnant par son positionnement dans la carrière de Francis Ford Coppola, et surtout par ses conséquences. Ruiné, le cinéaste doit vendre ses studios pour éponger ses dettes, mais il ne s’en est jamais vraiment remis par la suite. Obligé d’accepter plusieurs films de commande pour rembourser, il n’a jamais connu autant de succès que par le passé. Avec celui de La porte du paradis à la même époque, cet échec signe la prise du pouvoir par les producteurs sur les réalisateurs, et c’est toujours largement le cas aujourd’hui. Ainsi, même si le quinzième long-métrage du cinéaste n’a pas été un succès, il mérite malgré tout d’être vu comme un symbole de la fin d’une époque, mais Coup de cœur est aussi une œuvre intéressante. Sans être totalement réussie, cette comédie musicale expérimentale impressionne sur le plan visuel et vaut surtout pour la musique composée par Tom Waits : dans le genre jazzy/piano-bar et voix rocailleuse, on fait difficilement mieux…