Choisi presque uniquement en raison de ses origines italo-américaines, obligé d’accepter le contrat pour éponger ses dettes, constamment critiqué par les producteurs et toujours sur la sellette, Francis Ford Coppola savait-il qu’il réalisait l’un des plus grands films du cinéma ? Quand Le Parrain sort en 1972, c’est un succès énorme dans les salles, le plus grand de l’année et même un record au box-office détrôné uniquement par Les Dents de la Mer quatre ans après. Une belle performance pour une saga familiale de près de trois heures, mais ce n’est pas là sa plus grosse réussite. Aujourd’hui encore, le premier volet de cette saga sur la mafia italienne aurait le même succès : le film n’a pas perdu de sa force et reste toujours aussi impressionnant à regarder. Certes, Le Parrain dure trois heures, mais on ne s’ennuie jamais, pas même une seconde. Combinant mieux que personne dix ans d’une fresque familiale et des parcours individuels intimistes, Francis Ford Coppola a su tirer son œuvre vers l’universel de la tragédie classique. Un chef-d’œuvre qui n’a pas pris une ride.
Le Parrain compte tant de scènes mythiques, tant de moments qui sont devenus, au fil des années, des caricatures du film de mafieux, qu’il est difficile d’en retenir une seule. Celle qui ouvre le long-métrage le résume pourtant particulièrement bien : dans le cadre tout d’abord, un homme qui explique son problème, l’air grave. La caméra recule lentement, on découvre progressivement Don Corleone, le chef de cette famille de Siciliens qui a migré aux États-Unis depuis plusieurs années. On sait d’emblée que l’on assiste à la requête d’un protégé auprès du parrain, le chef la famille à laquelle tout immigré d’origine italienne doit se soumettre. Dès ces premières minutes, Francis Ford Coppola pose le parrain de son film : brillamment incarné par un Marlon Brando méconnaissable, Don Corleone donne la chair de poule par sa tranquillité qui masque à peine une violence que l’on sent déjà dans les reproches adressés à son visiteur qui lui manque de respect en lui proposant de l’argent et en ne l’appelant pas parrain. C’est une scène déjà très forte, mais Le Parrain ne commence pas sur la journée de base du parrain : Don Corleone est en fait en train de marier sa fille. On découvre d’ailleurs immédiatement après les scènes de joie du mariage, la musique et les danses traditionnelles, la famille rassemblée autour de sa figure patriarcale, etc. Un très beau mariage qui s’étale sur plus d’une dizaine de minutes, mais qui est constamment coupé par les affaires de Don Corleone. Avec ce premier plan, Francis Ford Coppola établit une idée qu’il entretiendra ensuite pendant tout le film : les mafieux d’origine italienne des années 1940 n’étaient pas hors de la société, leurs affaires se mélangeaient à leur vie, sans pouvoir vraiment distinguer l’un de l’autre. Plus tard, Le Parrain reprend cette idée pour faire alterner un baptême et une série de meurtres, un autre mariage en Sicile et la mort du frère, les jeux du grand-père et les manigances de pouvoir. Les deux ne sont jamais séparés et le cinéaste ne perd jamais de vue l’intime quand il brosse le portrait de sa famille sur une dizaine d’années et deux pays.
Au cœur de cette grande intrigue, Le Parrain raconte l’ascension d’un homme. Dans la première scène du mariage, toute la famille se rassemble autour de Don Corleone pour la traditionnelle photo, mais le parrain arrête tout quand il s’aperçoit de l’absence de Michael. Son plus jeune fils est de retour du front pour blessures quand le film commence et il est manifestement en froid avec son père et la mafia. Il a une petite amie américaine et il refuse de voir Don Corleone qui, à son tour, ne va pas au-delà de l’observation à travers les persiennes de son bureau. Ce personnage effacé trouve peu à peu sa place dans la famille, mais bien malgré lui. Une tentative d’assassinat contre son père le pousse à la vengeance et il doit s’exiler en Sicile. La mort de son frère l’oblige à revenir et à prendre les rênes de la famille : Francis Ford Coppola filme ainsi un transfert des pouvoirs dans ce premier volet. Plus encore que Marlon Brando, on retiendra la performance du jeune Al Pacino qui offre une leçon brillante pour tout acteur en herbe. Il joue avec un naturel confondant ce personnage effacé qui prend en assurance et devient vite le commanditaire de meurtres et le parrain de sa famille. Les changements sont subtils et c’est une évolution quasiment permanente qui nous ait offerte pendant près de trois heures. Tout en sobriété, l’acteur passe d’un homme hésitant, toujours dans l’ombre, à un personnage sûr de lui et capable d’ordonner la mort de n’importe qui, tout en mentant à sa femme avec un aplomb qui fait froid dans le dos — une scène qui illustre peut-être mieux encore que celle du mariage, comment les affaires et la famille sont mêlées. Plus encore que pour son père, ce personnage marque par son calme imperturbable qui ne met que mieux en valeur sa colère et son désir implacable d’avancer, quel que soit le prix à payer. Sur le mode tragique, Francis Ford Coppola montre aussi comment ce personnage que rien ne destinait à entrer dans la mafia — au départ, on le tient éloigné des affaires de la famille — est finalement forcé d’y entrer, contraint par un contexte familial ou social. Son sacrifice sera à la hauteur de l’importance de cet engagement : ce n’est en aucun cas un choix facile ou pris à la légère.
Le Parrain réussit ainsi l’impossible : déployer une intrigue assez touffue et parfois même obscure à l’intérieur d’une famille mafieuse, mais aussi entre les cinq familles qui contrôlent New York dans les années 1940, sans pour autant oublier les individus. Un montage alternatif raccourci d’une heure a été créé à la demande des producteurs, mais cette version n’a pas été retenue, car elle ne fonctionnait pas. C’est précisément parce que Francis Ford Coppola prend le temps de les poser que les personnages sont si réels. Le Parrain n’est pas long, il se suit avec énormément de plaisir parce que, au-delà de l’intrigue, au-delà de la violence qui faisait scandale à l’époque et qui semble assez banale aujourd’hui, on s’intéresse au destin de quelques personnages. À cet égard, en mettant ainsi en avant des personnages, cette saga ressemble beaucoup à une série télévisée moderne. Il faudrait encore évoquer la mise en scène majestueuse de Francis Ford Coppola, la musique composée par Nino Rota qui est devenue instantanément un classique et même un cliché associé aux gangsters. Le Parrain est une œuvre immense et aussi complexe qu’elle est immédiatement accessible et agréable. C’est peut-être à cela que l’on reconnaît un chef-d’œuvre…