Boyhood, Richard Linklater

Comment raconter la vie d’un personnage pendant douze ans ? Depuis sa naissance, le cinéma a une réponse très simple à cette question compliquée : le maquillage. Ajoutez à votre personnage des rides et quelques cheveux blancs, et cela fera l’affaire. Quand c’est réussi, l’illusion peut faire l’affaire, mais on n’y croit jamais vraiment. C’est une convention, on comprend bien qu’un tournage de quelques semaines ne permet pas de voir un acteur vieillir, mais on voit bien le maquillage, c’est un artifice nécessaire, mais qui ne disparait jamais vraiment1. Peut-être que les progrès technologiques permettront de faire vieillir les acteurs de manière totalement réalistes, mais en attendant, Richard Linklater n’a pas choisi cette voie et il a opté pour une solution à la fois beaucoup plus simple, et en même temps infiniment plus complexe. Si vous ne connaissez rien sur Boyhood, si vous n’avez rien lu à son sujet, le mieux est encore de vous arrêter ici et de le voir sans plus attendre. C’est vraiment un excellent film qui sera encore meilleur si vous le voyez sans préjugés.

Boyhood linklater ellar coltrane

Richard Linklater a eu une idée un peu folle. Courant 2002, lors d’un casting pour un autre projet, il remarque un garçon qui l’impressionne énormément. Ellar Coltrane n’a pas sept ans, mais l’acteur est déjà si bon que le réalisateur veut absolument tourner un film avec lui. Et plutôt que d’un banal projet sur quelques semaines, il décide de filmer toute son enfance. Pendant douze ans, une fois par an, les mêmes comédiens ont été rassemblés pour continuer à raconter une histoire, ou plutôt une vie. Boyhood, ce n’est que cela : le récit de l’enfance de Mason, un enfant assez banal qui grandit dans une famille tout ce qu’il y a plus de normal au cœur du Texas. Cela semble assez insignifiant, et en même temps le projet est énorme. Imaginez, rassembler tous les ans pour quelques jours au moins les mêmes acteurs, alors qu’ils grandissent. Quand il commence, Ellar Coltrane est un jeune garçon, c’est un jeune homme de dix-huit ans quand le projet se termine. Voulait-il vraiment devenir acteur ? Avait-il envie de continuer à interpréter ce personnage qui, peut-être, l’amusait à sept ans, mais l’énervait en pleine crise d’adolescence ? Et ce n’est pas le seul concerné bien sûr : Patricia Arquette et Ethan Hawke interprètent ses parents eux aussi pendant douze ans. On les voit vieillir, les rides apparaissent et comme ce n’est pas du maquillage, c’est tout à fait naturel. En le voyant sans rien savoir du projet, on pourrait croire que Boyhood est un tournage traditionnel avec simplement des décors et des maquillages extrêmement bien réalisés. L’illusion est parfaite, et pour cause : il n’y a, en fait, aucune illusion. 

Boyhood patricia arquette

Qu’il soit unique ou non, un tel projet est rarissime au cinéma. Traditionnellement, un long-métrage ne suffit jamais à suivre un personnage aussi longtemps et surtout à le connaître aussi bien. En général, seules les séries arrivent à ce niveau et seule les plus longues sagas qui ont su conserver les mêmes acteurs pendant des années peuvent atteindre ce niveau — à cet égard, Harry Potter est un excellent exemple. En mettant en place ce dispositif, Richard Linklater a réussi l’exploit de condenser ce qui nécessite normalement des heures et des heures : en sortant de la salle après 2h45, on a l’impression de connaître Mason comme s’il était notre frère, et sa famille comme si c’était notre famille. Ce sentiment étrange qui nait au fil des saisons des meilleures séries, telle que l’indépassable Six Feet Under, survient ici au bout d’un délai beaucoup plus court. Pour cette raison, Boyhood est un film très étrange et presque gênant. La vie défile si vite, on voit ce garçon grandir et sa famille vieillir autour de lui si rapidement, que l’on peut être un peu étourdi par ce long-métrage. Certes, on ne s’ennuie jamais et la séance de près de trois heures défile elle aussi avec une facilité déconcertante, mais ce sentiment de vie qui défile sans pouvoir la vivre vraiment est rarement ressenti avec autant de force et cela peut gêner. Nul doute que c’était l’intention de Richard Linklater et il convient d’ailleurs de saluer l’excellent travail de montage du cinéaste. On imagine que le nombre d’heures enregistrées était astronomique, mais le résultat est d’une fluidité et d’un naturel presque déconcertants. D’ailleurs, le passage des années n’est jamais explicite, et il n’a pas besoin de l’être : une nouvelle coupe, la voix qui mue ou les poils qui poussent sous le menton sont des signes bien suffisants.

Boyhood linklater ethan hawke

Le dispositif mis en place par le cinéaste est exceptionnel, c’est indéniable, mais il ne constituerait pas un excellent film seul, plutôt un projet cinématographique intéressant. Fort heureusement, Boyhood n’oublie pas son scénario et fait même mieux : on oublie vite les douze années de tournage pour uniquement se concentrer sur des personnages et une histoire. Richard Linklater ne raconte rien d’exceptionnel ici : il n’y a pas de grand évènement, de drame horrible, mais uniquement du quotidien, dans tout ce qu’il a de plus banal. On pourrait considérer que c’est un défaut, il n’en est rien. En touchant ainsi, avec beaucoup de simplicité et énormément de finesse, le quotidien d’une famille normale d’aujourd’hui, le film parvient à atteindre des sommets. Boyhood filme la famille américaine moderne la plus typique : un couple séparé, deux enfants qui naviguent entre leurs parents et font ce qu’ils peuvent pour grandir, des mariages qui ne marchent pas toujours… Certes, on pourrait reprocher le côté systématique des deux beau-pères qui tombent dans l’alcool, ou encore certains dialogues peut-être un peu convenu sur l’adolescent rebelle et artiste. Le scénario n’est peut-être pas tout à fait sans défauts, mais on les oublie aisément. Le projet est si bon et le résultat si intense que l’on pardonne sans difficulté les quelques erreurs, annulées qui plus est par une bande originale de très bon goût, de Wilco à Coldplay en passant par les Beatles.

Boyhood ethan hawkes

Boyhood fait partie de ces films assez rares qui vous collent dès les premières minutes un sourire qui ne vous quitte plus jusqu’à la fin. Le dernier film de Richard Linklater dure peut-être près de trois heures, mais on ne les sent jamais. Alors qu’il ne raconte rien d’autre que le quotidien le plus banal, ce long-métrage passionne et c’est une réussite telle qu’on en oublie le dispositif et les douze années de tournage. Une belle performance, tant on pouvait craindre que cette idée nuise à la qualité du récit à proprement parler. Un film atypique, à ne rater sous aucun prétexte !


  1. Que l’on se rappelle les maquillages de L’étrange histoire de Benjamin Button ou, dans un autre genre, de ceux de Cloud Atlas. Aussi bons et sophistiqués soient-ils, ces maquillages ne sont que des illusions qui ne trompent personne.