Quand on pense à la représentation de la mafia au cinéma, on pense inévitablement à la trilogie du Parrain, mais il y a souvent un autre film qui est cité. Sorti en 1990, Les Affranchis est lui aussi une référence dans le genre, un film culte qui a connu un énorme succès à sa sortie en salles et qui reste, aujourd’hui encore, un chef-d’œuvre. Pourtant, le travail de Martin Scorsese n’a pas grand-chose à voir avec celui de Francis Ford Coppola : le sujet est proche, certes, mais là où Le Parrain optait pour un traitement ample et assez distant de ses personnages, Les Affranchis est au cœur de son sujet, au contraire. Pendant près de 2h30, on est plongés au cœur de la mafia new-yorkaise et c’est une plongée presque éprouvante tant elle est intense. Avec cette histoire vraie, Martin Scorsese trouve le ton juste pour dépeindre la mafia avec une précision folle. On n’a jamais vécu aussi près de ces organisations criminelles que dans ce long-métrage, et c’est probablement ce qui explique sa réussite. Un classique, que l’on (re)voit sans jamais se lasser !
Dès les premières minutes, Les Affranchis surprend par un choix technique : Martin Scorsese raconte l’histoire vraie de Henry Hill avec un narrateur qui n’est autre que le héros de son histoire. Adapté de Wiseguy, un livre écrit par le journaliste Nicholas Pileggi, le film ne rejette pas cette origine littéraire, bien au contraire, il l’embrasse et en fait un élément essentiel. Par la suite, ce premier narrateur est rejoint par la voix de Karen Hill, sa femme, si bien que l’on a, comme dans un roman, des points de vue différents en fonction des scènes. À la toute fin, le réalisateur va même encore plus loin, en brisant le « quatrième mur » et en faisant s’adresser son personnage directement au public. Ces différentes idées de mise en scène n’ont rien de gratuit : Martin Scorsese veut plonger ses spectateurs au cœur de la mafia new-yorkaise et au plus près de ses personnages et ces narrateurs nous rapprochent encore de Henry Hill. Les Affranchis raconte l’histoire de ce jeune d’origine irlandaise qui grandit en face d’une station de taxi appartenant à la mafia et qui veut plus que tout entrer dans le clan des mafieux. D’emblée, le narrateur nous explique qu’il a toujours voulu être un gangster et il trouve ainsi un petit boulot à 16 ans et ne cesse ensuite de participer à toujours plus d’affaires de la mafia. Sans surprise, il finit par y entrer tout à fait et devient à son tour un mafieux. Le scénario suit ce personnage sur une trentaine d’années, avec une structure très classique que l’on comprend rapidement : on assiste d’abord à ses succès, sa progression fulgurante dans l’organisation et puis sa chute tout aussi rapide. On ne dévoile rien en disant que Les Affranchis se termine mal, c’est couru d’avance et Martin Scorsese ne s’amuse pas à créer un faux suspense autour de sa fin. Même si le film respecte globalement la chronologie et que l’on ne sait pas exactement comment tout cela se termine à l’avance, on peut le deviner dès les premières minutes. L’essentiel, de toute manière, n’est pas là.
Les Affranchis ne passionne pas tant parce que l’on veut savoir comment il se termine, mais plutôt pour ce qu’il raconte et comment Martin Scorsese le raconte. L’histoire de Henry est assez banale au fond, mais la manière de la dévoiler est beaucoup plus originale. Grâce à l’utilisation d’un narrateur qui nous parle directement et qui commente très souvent, on découvre la vie du personnage principal avec les commentaires du personnage beaucoup plus âgé. Ce procédé le rend, de manière assez surprenante, très agréable et même si le film ne donne jamais envie de prendre sa place — la description de la mafia proposée par ce long-métrage ne fait pas plus envie que dans Le Parrain ou Les Soprano —, Martin Scorsese ne regarde pas son personnage de haut et on éprouve de l’affection pour lui. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit un héros positif, bien au contraire. Il n’hésite jamais à faire les pires choses qu’on lui demande et le quotidien des mafieux présenté par Les Affranchis n’a rien de très réjouissant. Vols, extorsions, meurtres… le long-métrage n’en évite aucun et quand on pense que tout ce qui est raconté ici est basé sur une histoire vraie, il y a de quoi avoir quelques sueurs froides. Le coup de force de Martin Scorsese est d’avoir su garder cette proximité avec ses personnages, une proximité qui devient presque gênante, tant on peut se sentir étouffé dans ce milieu criminel. Comme le dit la femme de Henry, la mafia est un univers totalement fermé, où l’on reste toujours entre-soi et, bien plus encore que chez Francis Ford Coppola, ce film le montre bien. Rarement l’idée d’une plongée dans un univers n’a été aussi forte qu’ici et c’est vraiment ce qui signe la réussite de l’ensemble. Les Affranchis offre une vision poisseuse de la mafia, tout en présentant un personnage détestable que l’on ne peut pas haïr tout à fait. Un équilibre étonnant, que l’on doit aussi aux acteurs rassemblés par le cinéaste : Ray Liotta, dans son premier grand rôle au cinéma, est excellent en ambitieux bien vite rongé par la drogue et toute les séquences de paranoïa en particulier sont virtuoses. À ses côtés, Robert de Niro et Joe Pesci sont eux aussi excellents, tandis que Lorraine Braco est totalement convaincante dans le rôle de sa femme. Un casting vraiment excellent, qui fait beaucoup dans la réussite du projet.
Quand David Chase crée la série Les Sopranos à la fin des années 1990, il reconnaît bien volontiers que Les Affranchis a été une référence pour lui. Reprenant non seulement le contexte général du film de Martin Scorsese, mais aussi une grande partie de son casting — il y a 27 acteurs ou figurants en commun entre le film et la série ! —, il offre ainsi au long-métrage une sorte de consécration, quelques années seulement après sa sortie. En 2h30, le réalisateur plonge les spectateurs au cœur de la mafia new yorkaise de la deuxième moitié du XXe siècle, mais aussi au plus près de son personnage principal. La démarche est très différente de celle suivie par Francis Ford Coppola, la forme n’a rien à voir non plus — et celle de Martin Scorsese n’a pas grand-chose à envier au premier, avec quelques plans vertigineux — et Les Affranchis mérite tout autant son statut de grand film sur la mafia. Un classique, à voir et à revoir…