Quatre ans après Le Stratège, Bennett Miller poursuit son exploration du sport, mais en s’intéressant cette fois à la lutte. Foxcatcher est à nouveau une histoire vraie, extrêmement bien documentée, mais c’est un film complètement différent du précédent pour autant. Son troisième long-métrage de fiction se penche sur l’histoire des frères Schultz, deux lutteurs exceptionnels qui ont traversé les années 1980 en raflant tous les prix et les meilleures médailles dans leur discipline. En particulier, Bennett Miller se concentre sur leur rencontre avec John E. du Pont, milliardaire excentrique et fan de lutte qui décide de les engager pour les mener à la médaille d’or à l’occasion des Jeux Olympiques de Séoul, en 1988. Une histoire vraie que vous avez tout intérêt à ignorer totalement avant de voir Foxcatcher. Le cinéaste signe là une œuvre majestueuse, faussement classique, régulièrement anxiogène et parfois très belle, une vraie réussite à ne rater sous aucun prétexte.
Foxcatcher commence dès ses premiers plans par de la lutte. Ce sport très difficile remonte à l’Antiquité et il repose sur des règles assez strictes, même si celle qui nous intéresse est la variante libre, qui autorise des prises sur tout le corps. Quand le film commence, les deux frères Schultz sont déjà des stars : Mark et Dave ont gagné ensemble une médaille d’or aux derniers Jeux Olympiques et Dave est souvent considéré comme le plus grand lutteur de tous les temps. Benett Miller nous propose une démonstration technique avec un entraînement entre les deux frères qui tourne vite au combat. Dans cette scène où la violence monte doucement et finit par éclater, même si on ne le sait pas forcément encore, c’est tout l’esprit du film qui est résumé. Les deux hommes sont complémentaires : Dave, le plus âgé, est le meilleur lutteur sur le plan technique, c’est aussi lui le cerveau de l’opération ; Mark, le cadet, est plus grand et plus fort, mais il n’est pas aussi doué et il a besoin des conseils de son frère. En dévoilant cette violence qui surgit brusquement après des débuts très doux et attentionnés, le long-métrage montre la relation conflictuelle des deux frères. Si leur duo fonctionne à la perfection pour récolter les victoires, Mark souffre aussi de la notoriété de son frère qui l’écrase un peu. Il n’est pas connu et respecté pour lui-même, mais plutôt en tant que « frère de », une situation inconfortable qu’il aimerait bien laisser derrière lui. Foxcatcher aura l’occasion de reprendre et de développer cette idée pendant les deux heures qui suivent, mais le message est déjà passé une première fois dans cette séquence apparemment banale au cœur du quotidien des Schultz. C’est un bel exemple de la maîtrise formelle de Bennett Miller qui excelle pour faire passer son message sans avoir l’air de le faire. À plusieurs reprises, sa mise en scène toujours subtile à faire comprendre quelque chose et il peut aussi compter sur des acteurs exceptionnels. Que ce soit Mark Schultz, incarné par Channing Tatum, ou son frère Dave, porté à l’écran par Mark Ruffalo, Bennett Miller a trouvé les acteurs à la hauteur de ses ambitions. Pour incarner leurs personnages, ils ont travaillé sur une documentation énorme et ils ont surtout appris la lutte, pour un résultat vraiment bluffant.
Le réalisateur de Foxcatcher aime préparer ses films avec minutie, et le résultat prouve bien que le jeu en vaut la chandelle. C’est vrai pour les sportifs, mais c’est encore plus spectaculaire pour le troisième rôle majeur du film, probablement même le rôle principal. L’intrigue se met en place quand Mark reçoit une invitation de John, richissime hériter d’une famille de nobles d’origine française. Venus aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle pour fuir la révolution, les Du Pont ont constitué leur immense fortune sur le continent américain grâce à leur savoir faire de chimistes et à leur poudre à canon. Quelques générations plus tard, John profite d’une fortune qui ne l’occupe pas, et il ne sait pas vraiment que faire de sa vie. Il a tout essayé, la philanthropie, l’ornithologie et même la philatélie, mais sa vraie passion dans la vie, c’est la lutte. Profitant de sa richesse, il met en place un centre d’entrainement complet et constitue une équipe de lutteur, tout d’abord autour de Mark Schultz. Le jeune homme trouve en John sa solution pour sortir du giron de son frère et trouver l’indépendance tant souhaitée. Il trouve un homme qui n’est pas seulement riche, mais qui est aussi profondément seul, et lui aussi dépendant d’un tiers. Mark a son frère, John a sa mère : cette vieille femme hautaine considère la lutte avec autant de dédain qu’elle aime ses chevaux. Au fond, Foxcatcher montre que Mark et John, malgré tout ce qui les sépare, sont deux hommes extrêmement proches. Ils sont tous les deux très seuls, tous les deux dépendent d’un tiers et ils ont de graves problèmes psychologiques. Une amitié un peu malsaine — le milliardaire abuse souvent de son pouvoir —, mais bien réelle, se forme entre les deux hommes, à tel point que l’on peut y voir plus que de l’amitié. La lutte est un sport hautement homo-érotique (ce sont à chaque fois des couples d’hommes à moitié nus après tout), mais il y a plus que cela dans ce film, au point que le vrai Mark Schultz a trouvé que Bennett Miller était allé trop loin dans ce sens. Quoi qu’il en soit, leur amitié est parfaite jusqu’au jour où John choisit de faire appel à Dave. Son poulain retrouve alors le mentor trop pesant qu’il voulait fuir, et c’est à partir de là que les choses tournent mal. On n’en dira pas plus pour préserver le suspense, mais on dira au moins que le personnage de John du Pont est le plus impressionnant de tous. Pour l’incarner, le cinéaste a fait un choix étonnant, mais qui est totalement justifié quand on voit Foxcatcher : Steve Carrell. L’acteur est brillant dans le rôle de ce milliardaire qui s’improvise coach sportif et qui est un être à la fois totalement détestable — avec son air hautain et son attitude dédaigneuse, il parvient à mettre instantanément mal à l’aise le spectateur — et en même temps touchant, dans sa douleur, voire sa folie. Il est pathétique quand il essaie de convaincre sa mère que la lutte est un sport noble et qu’il peut être un coach, ou bien quand il gagne un combat en feignant d’ignorer que son adversaire est payé pour le laisser gagner. Il est ridicule avec ses discours patriotiques, il est méchant avec ses athlètes, il est malheureux avec sa mère. C’est un personnage d’une complexité rare et Steve Carrell l’incarne à la perfection : à lui seul, il justifie de voir Foxcatcher.
Le dernier film de Bennett Miller ne manque pas d’arguments en sa faveur, mais il y en aurait encore bien plus à dire. Foxcatcher multiplie les parallèles entre deux couples, celui des frères Schultz et celui constitué par Mark et John, dans une sorte de triangle qui n’est pas amoureux, mais qui n’en est pas moins complexe. On pourrait aussi en dire encore beaucoup sur la proximité du milliardaire et du sportif, tandis que le film offre une plongée saisissante dans l’univers de la lutte. On en dirait beaucoup, mais le long-métrage parle pour lui-même : Foxcatcher est une très belle surprise, un premier grand film pour 2015. Incontournable !