Tous les films de Hayao Miyazaki évoluent entre réalisme et fantastique, présent et passé, histoire et mythe. Mais Le Voyage de Chihiro est peut-être celui qui est allé le plus loin dans les mythes japonais, c’est le premier long-métrage en tout cas à commencer avec un cadre contemporain et à dériver aussi loin dans le conte traditionnel. Pendant japonais d’Alice au Pays des Merveilles, cette œuvre magistrale n’est pas devenue le plus grand succès du studio Ghibli — et même le plus grand succès au Japon tout court — sans raison. À travers la mythologie traditionnelle de son pays, Hayao Miyazaki touche une forme d’universel qui explique que tout le monde se sente impliqué dans le voyage initiatique de cette jeune fille. Sublimé par une animation magnifique, Le Voyage de Chihiro n’a pas perdu de sa superbe et reste, près de quinze ans après, un classique à voir à tout prix.
Le maître de l’animation japonaise aime les héroïnes, mais Chihiro ne ressemble pas aux personnages qu’il a déjà eu l’occasion de créer par le passé. Contrairement à Kiki ou à Mononoké qui étaient des personnages pleins d’assurance et volontaires, la jeune fille que l’on découvre dans un premier temps est timide et même pleurnicharde. Le Voyage de Chihiro commence dans la voiture qui amène l’héroïne et ses parents vers leur nouvelle maison. Un déménagement mal vécu par Chihiro, qui se plaint du lieu, de la nouvelle école sans ses amis… Hayao Miyazaki dépeint, le temps de cette brève introduction, une famille japonaise moderne tout à fait banale. Le récit prend une nouvelle direction quand, perdus sur une route de forêt, ils découvrent un tunnel qui mènent à un ancien parc à thèmes et tombent, sans le savoir, dans le monde des esprits. Fidèle à son habitude, le réalisateur bascule son film doucement, sans prévenir, en introduisant de plus en plus de notes de fantastique alors que la nuit tombe. Les parents transformés en porcs, Chihiro découvre la maison des bains contrôlée par la sorcière Yubaba et commence alors son parcours initiatique, le voyage du titre, qui lui permettra finalement de sauver ses parents. Tous les attributs du conte sont réunis dans cette histoire assez folle, où l’on croise des dragons, des sorcières et même des divinités qui viennent prendre un bain et se prélasser dans l’établissement. Ce n’est pas nouveau dans l’œuvre du studio, mais Le Voyage de Chihiro est sans conteste le film qui va le plus loin dans la tradition du pays. Contrairement à la majorité des œuvres qui précèdent, le contexte est ici très clairement japonais, à la fois pour la partie contemporaine et pour la partie fantastique, écrite dans la lignée directe du shintoïsme. Le résultat est plutôt exotique pour nous, beaucoup plus qu’un Porco Rosso qui se déroulait dans un contexte européen, mais c’est un voyage aussi très familier. C’est là, toute la beauté des contes et des mythes fondateurs : quelle que soit leur origine, ils se rejoignent tous sur suffisamment de points pour que l’on se sente à l’aise, quel que soit son propre contexte. Même s’il exploite des fondations japonaises, Hayao Miyazaki parle à tout le monde et c’est la beauté de son cinéma, et de cette œuvre en particulier.
Comme toujours avec le studio Ghibli, on peut compter sur différents niveaux de lecture avec Le Voyage de Chihiro. Au premier degré, le long-métrage est un conte fantastique peuplé de créatures mystiques qui raviront les plus jeunes, ou du moins les adolescents. La violence est assez élevée, beaucoup plus que dans n’importe quelle production Disney, et elle est autant visuelle — quand un personnage est blessé, il saigne — que psychologique. Il suffit de penser à cette séquence, au début, où les parents sont transformés en porcs après avoir mangé la nourriture du parc pour s’en convaincre. Loin de la transformation en âne dans le Pinocchio de Disney qui restait assez mignonne, le trait devient si précis que l’on tombe presque dans le documentaire et la vision procurée par Hayao Miyazaki tient du cauchemar. On peut s’en tenir à cette lecture premier degré et apprécier ce voyage initiatique parfois terrifiant, mais aussi très beau, avec des moments oniriques, comme le cinéaste sait si bien les délivrer. Cette séquence de train dans l’eau, avec les passagers fantômes est sublime et elle reste longtemps en mémoire quand on la voit pour la première fois. Dans un autre registre, les dessins si détaillés qui constituent le bâtiment sont un plaisir à découvrir et on n’a jamais fait le tour de tous les petits détails, de tout ce qui a été si patiemment intégré à l’écran. Et puis si on le souhaite, Le Voyage de Chihiro offre d’autres niveaux de lecture encore. Il y a cette critique de la société moderne, si courante chez le réalisateur et très clair ici, notamment dans la scène de l’esprit putride, où la pureté de la divinité est complètement pervertie par la pollution et les objets en pagaille qui en sortent. Une manière de rappeler que la nature est supérieure à la société, tout comme la maison tranquille dans les bois de Zeniba s’oppose à l’agitation des bains de Yubaba. Nature et culture, mais aussi modernité et tradition : la société en place dans ces bains est tournée toute entière vers le travail collectif, contre l’individualisme qui semble rejeté par le long-métrage.
Le Voyage de Chihiro est-il son long-métrage le plus abouti ? C’est en tout cas sur ce projet que Hayao Miyazaki va le plus loin dans le respect des traditions de son pays, et pour ce film qu’il exploite autant les mythes les plus anciens du Japon. Ce choix aurait pu en faire une œuvre obscure à nos yeux d’Occidentaux, mais il n’en est rien. Au contraire même, en piochant ainsi dans des histoires centenaires, le cinéaste a touché un universel qui explique que l’on se sente tous concernés par les aventures de Chihiro. À travers ce parcours initiatique où l’on voit une enfant devenir une adolescente affirmée, Le Voyage de Chihiro brasse toutes les thématiques chères à Hayao Miyazaki et lui permet de signer un grand film qui ne prend pas une ride avec les années. Une belle réussite, que l’on ne se lasse pas de revoir…