Pedro Almodóvar change totalement d’ambiance et après la comédie chorale dans Les Amants Passagers, il revient au drame familial, à la limite de la tragédie. Julieta n’est pas une comédie, mais le portrait d’une femme brisée par la vie et d’une famille éclatée par une tragédie. Mais c’est aussi une belle histoire d’amour et quasiment une fresque qui se déroule au fil des années et des lieux : pendant une heure trente, on découvre la vie de Julieta et on est pris par l’émotion. Le cinéaste espagnol n’a pas son pareil pour dresser des portraits de femmes et Julieta en dresse un assez magnifique, tout en menant son récit foisonnant avec une facilité déconcertante : un très beau film, à ne pas rater.
On découvre Julieta alors qu’elle s’apprête à quitter Madrid avec l’homme qui partage sa vie. Ils doivent partir pour le Portugal, mais on sent qu’elle traine les pieds et trouve des excuses. Alors qu’elle fait une commission, son passé surgit brutalement quand elle croise Beatriz, la meilleure amie d’Antía, sa fille qu’elle n’a pas vue depuis plus de douze ans. À cet instant précis du long-métrage, on ne sait rien et Pedro Almodóvar prend bien soin de ne rien dévoiler : on sait que Julieta a perdu tout contact avec sa fille, on voit bien que prendre de ses nouvelles la bouleverse, mais on ne sait pas encore pourquoi. Elle est si perturbée par cette nouvelle, qu’elle décide de rester à Madrid et d’abandonner son amant, avec l’espoir fou que sa fille reprenne contact. Pourquoi sont-elles à ce point écartées ? Qu’a fait l’héroïne de Julieta pour n’avoir conservé qu’une photo déchirée d’elle-même avec sa fille ? Le scénario librement adapté de trois nouvelles d’Alice Munro imagine que la mère rédige une lettre pour tenter de reprendre contact avec Antía, et que cette lettre lui permet de raconter ce qu’elle ne lui a jamais dit : son histoire. On revient ainsi dans le temps, pour découvrir une Julieta jeune qui tombe follement amoureuse d’un pêcheur dans un train. Leur relation commence immédiatement, elle est vite enceinte et ils forment ensemble une famille heureuse, jusqu’au jour où une infidélité ancienne éclate au grand jour. Après une dispute, Xaon part en mer, où une énorme tempête le tue. C’est alors que tout bascule pour Julieta : dépression sévère, dont elle ne sort que grâce à l’aide insistante de sa fille. Alors que le bonheur semble à nouveau permis, Julieta plonge à nouveau dans le drame quand la mère est abandonnée du jour au lendemain par la fille.
On conçoit très bien, en regardant Julieta que son scénario soit inspiré par trois nouvelles qui n’avaient aucun lien entre elles. Le récit est touffu, on passe d’une époque à l’autre en permanence et on peut distinguer sans peine les différentes parties rassemblées pour les besoins du film. C’est déjà un travail qui force le respect, mais que Pedro Almodóvar y parvienne avec autant de naturel tient de la gageure. Tout est parfaitement coordonné, tout est complètement fluide et on se laisse porter avec une facilité déconcertante. L’histoire semble évidente quand on la suit, alors même qu’elle se déroule sur plusieurs dizaines d’années et que le scénario ne fait aucun effort pour expliquer les choses. Tout au contraire, il se contente souvent de suggérer les choses, comme la mort de Xaon évoquée seulement par l’annonce télévisée et hors-champ de victimes, puis par l’habit noir de Julieta. C’est même grâce à cette légèreté que le projet semble aussi évident, ce qui prouve la maîtrise totale du réalisateur qui sait jongler entre les séquences et les époques avec talent. Julieta bénéficie aussi du travail de toutes ses actrices, nombreuses il faut dire : il n’y a que deux rôles masculins et encore, ils ne sont secondaires. Alors que le film met en scène deux Julieta, avec Adriana Ugarte quand elle est jeune et Emma Suárez quand elle est plus âgée. Ces deux actrices ne se ressemblent pas, elles jouent très différemment, mais ce n’est pas grave, car on a au fond, non pas un, mais deux personnages successifs. La femme jeune et joyeuse laisse place à une mère dépressive, qui se laisse survivre par l’insistance de sa propre fille, bien trop jeune pour assurer son rôle d’infirmière. Ces deux actrices sont excellentes et elles permettent au projet de tenir d’un bout à l’autre, même si le travail d’écriture et le montage après le tournage ont été aussi essentiels.
Julieta se termine abruptement, alors que le récit semblait s’engager sur une nouvelle voie. On sort de la séance un petit peu abasourdi, mais cette conclusion est dans la continuité d’un film teinté de mystère. Alors même que Pedro Almodóvar filme un couple et bientôt une famille qui nagent dans le bonheur, le cinéaste instille le doute en exploitant une bande-originale teintée de mystères. On se croirait presque dans une œuvre fantastique, tant la présence du mal semble planer au-dessus de cette vie parfaite. Que se passe-t-il après ? On ne le sait pas et c’est très bien ainsi : Julieta n’est pas une œuvre explicite, mais c’est un long-métrage poignant et passionnant. À voir.