L’ombre d’un doute était le film préféré d’Alfred Hitchcock, comme il l’aimait lui-même le répéter à la fin de sa carrière. Voilà qui distingue d’emblée ce long-métrage dans la longue et fructueuse carrière du réalisateur britannique. Ce n’est pas son œuvre la plus évoluée sur le plan technique, au contraire même, elle est assez simple par rapport à bon nombre de classiques du maître du suspense. C’est peut-être cette simplicité d’ailleurs qui fait sa réussite : en posant ses caméras dans une petite ville paisible de la Californie et en instaurant un climat de doute et bientôt peur très progressivement, Alfred Hitchcock atteint une forme de perfection dans la montée du suspense qu’il aimait tant. L’ombre d’un doute est un long-métrage direct qui ne perd pas avec des intrigues secondaires et qui reste un modèle d’efficacité encore aujourd’hui. Un film puissant, à (re)découvrir.
L’intrigue est introduite très rapidement, en quelques plans successifs. L’ombre d’un doute présente d’abord le personnage principal, l’oncle Charlie, dans un immeuble sans intérêt quelque part aux États-Unis. On comprend très vite que des hommes sont à ses trousses, deux types surveillent son appartement et il décide de fuir, ce qu’il fait en passant à côté d’eux sans problème. D’emblée, Alfred Hitchcock instille un doute dans nos esprits : si ce personnage est clairement menacé par les deux hommes qui se tiennent dans la rue, pourquoi n’est-il pas arrêté ? La suite s’enchaîne toutefois rapidement, pour éviter de poser la question trop longtemps, et le scénario pose tous les personnages secondaires dans la petite ville californienne et très tranquille de Santa Rosa. Si l’image n’était pas en noir et blanc, on aurait sans doute des couleurs très vives, mais ce n’est pas nécessaire : le ton est joyeux, de manière exagérée, et toute cette séquence semblerait bien fausse si elle n’était pas à prendre au second degré. Les personnages en font des tonnes à l’annonce de l’arrivée d’oncle Charlie, et notamment Charlie, dite « la jeune », qui est sa nièce et qui oublie les misères de l’ennui et de l’adolescence en apprenant la nouvelle de son arrivée. Terasa Wright est parfaite en adolescente devenue insouciante à cette annonce, qui passe son temps à fredonner un air de musique. L’ombre d’un doute est alors beaucoup trop joyeux pour que ce soit naturel, mais on oublie un petit peu la séquence d’introduction et on découvre une famille à peu près normale, en tout cas heureuse. Naturellement, cet état ne dure pas éternellement et le script ramène bientôt le doute dans nos esprits, comme dans celui de la belle Charlie qui semblait jusque-là éprouver un amour inconditionnel pour son oncle.
Cette ombre du doute suggérée par le titre survole vite le film et elle ne le quitte plus ensuite. C’est l’ombre que forme le train et sa grosse fumée noire à l’arrivée de l’oncle dans la ville et ce sont surtout les suspicions croissantes de la jeune Charlie que son oncle n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Alfred Hitchcock ne dévoile pas tout d’un coup, c’est même tout le contraire. Il construit patiemment le doute, par petites touches qui ne veulent rien dire prises indépendamment, mais qui petit à petit remettent en cause le large sourire de son personnage. Joseph Cotten est excellent dans ce rôle qui nécessite un dévoilement très progressif, il parvient à faire oublier la première scène et la méfiance associée, tout en ajoutant par petites touches le doute envahir l’écran. L’une des bonnes idées de L’ombre d’un doute est de retarder le plus possible la découverte du crime dont est suspecté le personnage. Pendant très longtemps, on ne sait même pas ce qu’il pourrait avoir fait, sans même parler de sa culpabilité. En agissant ainsi, le scénario limite les questions que pourraient se poser les spectateurs : on ne se demande jamais s’il pourrait être un meurtrier, ou s’il doit de l’argent à un mafieux… on ne sait même pas qui en a après lui exactement. À cet égard, Alfred Hitchcock ne filme pas vraiment une enquête policière, même s’il y a une forme d’enquête menée par la jeune Charlie pour savoir si ses soupçons ont une raison d’être. Elle reste informelle toutefois et il est d’ailleurs intéressant de constater que les forces de l’ordre restent à distance la majeure partie du temps. Et quand, enfin, la vérité éclate, L’Ombre d’un doute est quasiment terminé, ne laissant de temps que pour une séquence pleine de suspense avant une dernière scène sans véritable résolution. Le cinéaste n’en dit pas trop et laisse de grosses questions ouvertes — on ne sait pas du tout comment la mère de famille a réagi, par exemple —, ce qui est une excellente idée pour rester sur la même ombre de doute jusqu’au bout.
Rien n’est innocent dans un film d’Alfred Hitchcock et celui-ci ne fait pas exception. Son intrigue a beau rester très simple, le cadre de la petite ville tranquille forme quasiment un huis-clos et plusieurs scènes ne semblent être que des moments anodins passés au sein d’une famille normale, L’Ombre d’un doute reste extrêmement complexe par le soin apporté à chaque élément et à chaque détail. La musique qui tourne en boucle dans la bouche des personnages et qui revient comme un leitmotiv dans la bande-originale de Dimitri Tiomkin, par exemple, est un extrait de La Veuve joyeuse, une opérette qui donne la clé sur la culpabilité du personnage principal. Et c’est la toute première musique que l’on entend, dès le générique d’ouverture. Voici peut-être pourquoi Alfred Hitchcock a choisi L’Ombre d’un doute parmi ses cinquante-trois long-métrages : par sa simplicité même, il atteint un équilibre et une forme de perfection dans sa création d’une ambiance de doute. Un classique.