Akira Kurosawa commence la production de Barberousse avec un budget virtuellement illimité. Dans les années qui précèdent, le réalisateur japonais a enchaîné les succès commerciaux et on lui laisse carte-blanche pour ce nouveau projet. Pendant cinq mois, un immense décor est créé avec un sens du détail qui dépasse tout ce qui s’était fait jusque-là, et le tournage dure encore quinze mois, pour aboutir à une super-production et une œuvre paradoxalement intimiste. Barberousse est un tournant dans la carrière du cinéaste, c’est la dernière fois qu’il filme en noir et blanc, sa dernière collaboration aussi avec son acteur fétiche, Toshirō Mifune. C’est aussi un film exigeant, plus de trois heures sur la misère et la maladie, bien loin de l’action et des samouraïs qui ont fait la fortune d’Akira Kurosawa. Le pari était risqué, mais le résultat est passionnant : porté par un noir et blanc somptueux, Barberousse est une plongée dure, mais passionnante, dans un dispensaire où ceux qui n’ont plus rien viennent mourir.
Un jeune médecin ambitieux débarque dans un dispensaire miteux, quelque part au Japon, quelque part au XIXe siècle — le scénario ne précise jamais exactement le lieu et l’époque. Ce qui est très clair en revanche, c’est qu’il ne se sent pas à sa place et quand on lui apprend qu’il a été affecté à résidence dans ce lieu où il devra se consacrer à des malades dans un état d’extrême pauvreté, il cherche d’abord à fuir. Akira Kurosawa dresse en quelques plans le portrait d’un jeune médecin imbu de sa personne, convaincu de sa supériorité et motivé avant tout par l’argent. Noboru Yasumoto a appris la médecine occidentale et moderne et il espère bien s’enrichir en la pratiquant en tant que médecin personnel du Shogun. Barberousse oppose très clairement ce jeune personnage au chef des lieux, un docteur surnommé Barberousse en raison de la couleur de son épaisse barbe. C’est un médecin présenté comme extrêmement brillant, mais qui a choisi de consacrer sa vie aux plus misérables, à ceux qui n’ont plus rien. Il accueille et soigne les plus pauvres et il se rend régulièrement en ville pour inspecter les filles des bordels qui n’ont en général aucune considération, certainement pas de la part de leurs clients, encore moins de celle de leur maquerelle. Les deux personnages sont ainsi très nettement définis et l’arc narratif principal du film est assez simple et prévisible, Yasumoto découvre petit à petit la beauté de cette mission et la bonté de son maître et finit par embrasser la première et suivre le dernier. Le long-métrage ne pourrait se résumer à cette idée simple toutefois et Akira Kurosawa multiplie les pistes secondaires. Il ajoute au roman japonais qu’il adapte initialement un personnage pioché cette fois chez Dostoïevski avec la jeune fille récupérée dans un bordel. On découvre aussi plusieurs histoires racontées par les malades et qui donnent une vision d’ensemble sur la misère qui touche ces laissés pour compte. Et en même temps, le réalisateur reste au plus près de ses personnages et leur offre une épaisseur extrêmement réaliste, souvent en très peu de temps. L’écriture très précise et le jeu des acteurs très expressif suffisent à exprimer toutes les émotions nécessaires et quelques séquences sont très fortes, notamment avec la famille de Petit Rat vers la fin.
Avec cette vision de la pauvreté extrême, Barberousse est une œuvre éminemment politique qui permet au cinéaste, par la voix du personnage principal, d’avancer ses idées sur le sujet. Le vingt-troisième long-métrage d’Akira Kurosawa établit ainsi très clairement la liste des responsables : la pauvreté et l’ignorance qui empêchent ces hommes et ces femmes de s’en sortir, mais aussi le désintérêt du pouvoir en place qui ne fait rien pour eux. Le dispensaire est totalement gratuit pour les malades et financé par le Shogun, mais il ne semble avoir comme seul objectif que de réduire la dépense. Pour compenser, Barberousse va soigner les plus aisés et leur soutire des sommes énormes, une arnaque pour la bonne cause qui en fait une sorte de Robin des Bois. Interprété par Toshirō Mifune, le personnage semble d’ailleurs hériter de son acteur, spécialiste des arts martiaux après tant de films de genre. Cette vocation ressort le temps d’une scène devenue mythique où le docteur affronte les hommes chargés de l’empêcher de faire son travail dans les bordels, mais elle est sinon largement effacée au profit de la médecine. Et en même temps, il est constamment qualifié de sensei, une manière de rappeler qu’il mène lui aussi un combat, même si le sabre a cédé la place aux remèdes. Barberousse paraît assez simple, mais c’est ainsi une œuvre nettement plus complexe qui se dévoile tout au long de ces trois heures. Techniquement aussi, le travail réalisé est énorme, surtout quand on pense que tous les décors ont été créés en studio. Akari Kurosawa a poussé le sens du détail plus loin que n’importe qui avant lui, allant jusqu’à dénicher du bois de la bonne époque pour construire son dispensaire. Les tiroirs étaient remplis de produits de médecine alors qu’ils ne sont jamais ouverts et les costumes ont été portés pendant plusieurs mois avant le tournage pour qu’ils paraissent plus vieux. Ce n’est pas un blockbuster d’action hollywoodien, mais le projet a demandé au moins autant de travail, si ce n’est plus. Le budget a explosé et le tournage s’est éternisé, d’autant que la mise en scène est extrêmement soignée, tout particulièrement sur la lumière. Barberousse a été tourné essentiellement en intérieur, en partie pour renforcer la proximité avec les personnages, en partie aussi pour la photographie extrêmement contrastée. Plusieurs séquences éclairées à la bougie offrent au réalisateur l’opportunité de jouer sur des contrastes extrêmes, avec une partie de l’image dans le noir et des ombres allongées. C’est souvent magnifiques et le choix d’un format très élargi offre quelques belles idées de mises en scène.
Avec autant de temps et d’argent consacré à un long-métrage, on pouvait s’attendre à une fresque historique ou un film d’action spectaculaire. Akira Kurosawa fait pourtant un choix diamétralement opposé en composant une œuvre intimiste. Barberousse est presque un huis-clos qui se déroule dans un dispensaire plein de malades à la fois extrêmement pauvres et mourants. Tout l’inverse du divertissement attendu, mais ce n’est pas pour autant que les trois heures semblent interminables. Bien au contraire, on ne s’ennuie jamais et le cinéaste parvient à intéresser pendant tout ce temps. Barberousse est aussi le dernier noir et blanc d’Akira Kurosawa et il est souvent magnifique, surtout dans la version restaurée désormais disponible en Blu-ray. Ne vous laissez pas effrayer par sa durée, ce classique mérite d’être (re)découvert.