Il suffit probablement d’indiquer que le dernier film de David Lowery ne contient quasiment aucun dialogue, qu’il est filmé en 4/3 plutôt que dans un format allongé traditionnel au cinéma, et qu’il contient un plan de quatre minutes où l’on voit uniquement l’actrice principale en train de manger une tarte, il suffit probablement de ces indications pour faire fuir tous les spectateurs intéressés. Et pourtant, même si A Ghost Story commence sous des airs de caricature de film d’art et essai pompeux, le long-métrage est bien plus intéressant que cela. Déjà, parce qu’il ne se cantonne pas à des plans séquences silencieux et parce qu’il devient rapidement plus rythmé et facile d’accès. Ensuite, parce que cette histoire de fantôme paraît simplette au premier abord, mais révèle toute sa profondeur au fil du projet. David Lowery a signé une de ces œuvres dont on ne sait trop que penser sur le moment, mais qui s’impose par la suite avec toujours plus de force. Inutile de le nier, c’est une curiosité qui ne plaira pas à tout le monde. Mais si vous acceptez de vous laisser porter, A Ghost Story mérite le détour.
A Ghost Story commence dans l’intimité d’un jeune couple, dans une maison anonyme d’une banlieue américaine quelconque. Lui, « C », est un musicien qui compose à domicile ; elle, « M », travaille à l’extérieur sans que l’on sache à quoi, mais on sait en revanche qu’ils sont en désaccord sur la suite. Lui veut rester dans cette maison banale, elle veut à tout prix partir. Quelques plans très simples suffisent à David Lowery pour poser ses deux personnages principaux et surtout montrer le sentiment très fort qui les lie. Cela tient largement dans l’alchimie formée par Casey Affleck et Rooney Mara – on pourrait jurer qu’ils forment un couple dans la vraie vie, tant ils sont en symbiose à l’écran –, mais c’est aussi la mise en scène très précise qui permet de tout dire avec une économie de moyens. Lui sur son piano ou devant son ordinateur, un casque sur les oreilles. Elle, à feuilleter les annonces et prêtes à faire les cartons. Ils ne se disputent pas à l’écran, mais on ressent la tension entre les deux personnages et en même temps aussi l’amour qui tient le couple en place. Par certains aspects, cette séquence rappelle le travail de Terrence Malick et ce n’est pas seulement l’ambiance texane qui l’explique. Cette introduction est interrompue brutalement par la mort de C : un bête accident de voiture, juste à côté de la maison, et il laisse M seule et plongée dans une tristesse infinie. C’est à ce stade que le titre peut se comprendre : dans la morgue, la jeune femme identifie le corps de son compagnon puis quitte les yeux, mais pas la caméra qui reste longtemps, très longtemps, fixée sur la table mortuaire. Jusqu’au moment où le cadavre se relève et se met à marcher sous son drap, invisible pour les vivants. Il faut bien dire que la surprise est de taille et on pourrait croire à une mauvaise comédie, mais A Ghost Story parvient à rapidement faire oublier le côté comique de ce mauvais costume de fantôme.
Pour cela, David Lowery embraye sur une nouvelle partie où son personnage, mort, est bloqué dans la maison et assiste, impuissant, au travail de deuil de sa compagne. C’est l’un des points forts du film : il ne suit pas la personne qui survit, mais le mort, bloqué dans la maison et dans ses souvenirs. Jusque-là très lent et même exactement identique à la réalité1, le temps s’accélère brutalement dans cette partie où les années peuvent passer comme des secondes. On assiste au départ de M, puis à l’arrivée successive de deux nouveaux occupants. Même s’il est bloqué derrière un drap blanc théâtral, Casey Affleck parvient toujours à transmettre ses émotions et notamment les frustrations de son personnage. Lui qui ne voulait pas partir, reste bloqué dans l’attente vaine qu’elle revienne, peut-être le chercher. A Ghost Story évoque ainsi le travail du deuil, mais aussi plus largement des thèmes métaphysiques, sur l’absurdité de la vie puisqu’elle ne mène qu’à la mort, l’absurdité de l’humanité même puisque seule la fin de l’univers l’attend. Et aussi sur le besoin de laisser une trace sur cette planète, ce que fait le personnage de M, en laissant un petit bout de papier dans les murs de la maison, juste avant de la quitter. Ce n’est qu’en lisant ce papier – ce que le spectateur ne pourra, judicieusement, jamais faire – que le fantôme de C peut enfin se libérer de cette emprise qui le maintenait en boucle dans la maison. Alors que le film commençait très simplement, il devient brutalement d’une richesse incroyable et surtout insoupçonnée. On pourrait analyser longtemps le travail de David Lowery, mais ce serait certainement lui rendre un bien mauvais service. Sans compter que chacun pourra y lire un message différent, le long-métrage n’étant pas de ceux qui expliquent tout, il privilégie au contraire l’implicite et préfère compter sur l’intelligence de ses spectateurs.
Certes, A Ghost Story n’est pas un film conventionnel, ce n’est absolument pas un film d’horreur à base de fantômes, c’est bien plus un film contemplatif et philosophique sur le sens de la vie et de la mort. Cela semble pompeux, ça l’est sans doute un peu, mais c’est avant tout la clé de voute d’un très joli long-métrage. David Lowery parvient à surprendre et l’effet est réussi : plusieurs heures après la séance, plusieurs jours probablement aussi, vous penserez encore à ce que vous avez vu. N’est-ce pas là un signe de réussite ? Quoi qu’il en soit, A Ghost Story a le mérite de sortir des sentiers battus et à condition de se laisser porter, c’est une expérience de cinéma passionnante.
- La fameuse séquence de la tarte, qui dure quatre minutes et qui donne le sentiment d’en faire le triple. C’est un effet bien connu d’un certain cinéma, notamment européen, et il faut reconnaître que le spectateur, face à une image fixe où il ne se passe quasiment rien, est plongé dans une forme de transe. C’est peut-être un peu facile, mais c’est aussi une manière avisée de créer un contraste avec ce qui suit. ↩