En ces temps troublés où l’on parle de rendre l’enseignement de l’histoire-géographie optionnel en terminale S, et où l’on cherche toujours à détruire irrémédiablement tout enseignement dangereusement gauchiste (tendance anarcho-syndicaliste) à base d’économie ou de sociologie, il me semble urgent d’en revenir aux fondamentaux et ne pas oublier les leçons du passé. Et qui mieux qu’Orwell a su exposer les dangers de l’ignorance, de l’amnésie collective et de l’obéissance aveugle, qui ?
Quand le nom d’Orwell sort, on pense tout de suite à 1984, dystopie géniale qui contient la fameuse idée de Big Brother, depuis mainte fois reprise et mangée à toutes les sauces (à tel point que je me demande qui sait encore que cela vient d’un roman de 1945). Mais on connaît moins bien une autre de ses œuvres, pourtant au moins aussi importante, si ce n’est même plus importante encore, La ferme des animaux.
Derrière ce nom de conte d’enfant se cache effectivement un conte… mais pas un conte pour les enfants. À travers l’histoire d’une ferme où les animaux se rebellent pour la gérer en autonomie, La ferme des animaux raconte en fait métaphoriquement la Révolution russe et le régime qui se mit en place par la suite, les purges staliniennes, la formation d’une nouvelle élite et l’établissement d’une dictature pire encore que la situation de départ. Vu d’aujourd’hui, tout ceci est d’une banalité affligeante, mais n’oublions pas qu’Orwell publia son récit en… 1945.
Le récit est ainsi traversé de références historiques. On retrouve l’usage du « camarade », le rejet d’un mode de vie proche de celui de la bourgeoisie rejeté par Lénine, la formation d’une doctrine en -isme, la planification et collectivisation des travaux agricoles et même un drapeau qui contient deux éléments symboliques, en l’occurrence une corne et un sabot. Orwell va plus loin dans la comparaison, avec notamment deux cochons leaders (Napoleon et Snowball) qui s’opposent constamment jusqu’à l’élimination du second par le premier (cf Staline et Trotsky) ; plus loin, la purge du régime se traduit par l’élimination de cochons dissidents. Au fil du roman, Napoleon rassemble de plus en plus à Staline, il devient paranoïaque et on finit par lui vouer un culte de la personnalité alors même physiquement, on le voit bardé de médailles entouré de gardes du corps dévoués. Tout ceci est vraiment passionnant, mais je ne veux pas refaire ici le parallèle complet : Wikipedia l’a déjà très bien fait.
Au-delà de la métaphore historique, ce qui est encore plus intéressant dans La ferme des animaux, c’est la force de la démonstration qui est aussi évidente qu’effrayante. L’échec de la révolution des animaux n’est lié qu’à une erreur ou plutôt un oubli que les animaux n’ont pas comblé : l’éducation. C’est uniquement parce que les animaux ne savent ni lire, ni écrire, et n’ont aucune mémoire que leur révolution est finalement un échec pire que la situation difficile qu’ils connaissaient avant.
Au départ, la Révolution commence pourtant bien. Elle se fait sous l’impulsion de Old Major (Sage l’Ancien en VF), un vieux cochon reconnu par tous les animaux comme un un sage que l’on écoute attentivement. Il exhorte les autres animaux de la ferme à se libérer de l’homme, jugé seul responsable de tous leurs problèmes : « Man is the real enemy we have. Remove Man from the scene and the root cause of hunger and overwork is abolished for ever. » (Chapitre 5)1 Le discours dénonce un homme exploitant les animaux pour leur retirer le produit de leur travail à son seul profit. La solution est simple : « Rebellion ! » scande le cochon à l’attention de tous les animaux qui l’entourent.
Deux clans se dessinent, avec les animaux unis contre l’humanité tout entière. Brusquement, les chiens ne doivent plus manger les rats et tout ce qui a quatre pattes ou des ailes est un ami, alors que tout ce qui marche sur deux pattes et porte des habits est un ennemi. Une vision du monde manichéenne, mais à laquelle adhèrent tous les animaux et qui se transforme vite en doctrine, l’animalisme. Après la révolution, les animaux édictent sept commandements qui concrétisent cette doctrine :
THE SEVEN COMMANDMENTS :
- Whatever goes upon two legs is an enemy.
- Whatever goes upon four legs, or has wings, is a friend.
- No animal shall wear clothes.
- No animal shall sleep in a bed.
- No animal shall drink alcohol.
- No animal shall kill any other animal.
- All animals are equal.
George Orwell — La Ferme des Animaux, Chapitre 22
Dans l’univers de La ferme des animaux, ce sont les cochons qui sont les animaux intelligents, ceux qui pensent et ceux qui dirigent. Étant les seuls au départ à lire et écrire, ce sont eux qui ont imaginé les sept commandements et les ont écrits sur le mur. Ils ne travaillent pas, ils pensent et dirigent les autres animaux. Si, au départ, tous les animaux sont censés apprendre à lire et écrire en suivant l’enseignement des cochons, seuls les chiens et l’âne Benjamin, décrit comme un cynique ne s’exprimant que par aphorismes et en permanence bougon, savent effectivement lire, les autres sont incapables d’apprendre au-delà d’une lettre ou deux. Ils se contentent d’apprendre les commandements par cœur, mais les oublient si vite que les sept commandements se réduisent vite à une phrase très simple : « Four legs good, two legs bad ».
Satansgoalie @ deviantART
Quand une portée de chiots naît, le cochon Napoleon emporte les chiots avec lui pour faire leur éducation, à l’écart du reste des animaux. Il en fait des soldats à son service personnel, ce qui lui permet de totalement prendre le pouvoir sur la ferme, en éliminant son concurrent Snowball et en éliminant conjointement toute forme de démocratie dans la ferme. Cela entre en contradiction avec plusieurs commandements édictés au départ, commandements qui sont toujours au mur, mais que les animaux ne peuvent pas lire. Plus intéressant encore, ils se font embobiner par la propagande qui réécrit l’histoire, en l’occurrence la bataille contre les hommes : « And as to the Battle of the Cowshed, I believe the time will come when we shall find that Snowball’s part in it was much exagerated. » (Chapitre 5) 3
Cette réécriture de l’histoire devient vite une constante de la politique de Napoleon, Snowball devenant finalement l’ennemi numéro un de la ferme après avoir été son premier héros. Quand il décide finalement de construire le moulin qui l’opposait précédemment à Snowball, on explique aux animaux qu’en fait il avait toujours voulu ce moulin, et que Snowball avait même volé à Napoleon des plans. Quand Napoleon commence à vendre la production de la ferme à d’autres animaux, c’est le même topo :
Never to have any dealings with human beings, never to engage in trade, never to make use of money — had not these been among the earliest resolutions passed at that first triumphant Meeting after Jones was expelled ? All the animals remembered passing such resolutions: or at least they thought that they remembered it. […]
Afterwards Squealer […] assured them that the resolution against engaging in trade and using money had never been passed, or even suggested. It was pure imagination, probably traceable in the beginning to lies circulated by Snowball. A few animals still felt faintly doubtful, but Squealer asked them shrewdly, « Are you certain that this is not something that you have dreamed, comrades ? Have you any record of such a resolution ? Is it written down anywhere ? » And since it was certainly true that nothing of the kind existed in writing, the animals were satisfied that they had been mistaken.
George Orwell — , La Ferme des Animaux, Chapitre 64
Les animaux sont donc très facilement trompés : ça n’est pas tant qu’ils n’ont pas de mémoire finalement, mais ils n’ont aucun moyen de vérifier ce qu’on leur dit. Cela permet finalement aux cochons de modifier les commandements, en ajoutant des précisions. Quand les cochons retournent dans la maison et dorment dans les lits, le quatrième amendement précise désormais qu’il est interdit de dormir dans un lit avec des draps et non plus seulement dans un lit. La puissance de l’écrit est si forte (si c’est écrit sur le mur, c’est donc que c’est vrai) que les animaux ne peuvent réagir, d’autant qu’ils ne peuvent de toute façon pas lire.
À chaque fois, le même argument d’autorité est invoqué et il repose sur le mécanisme bien connu de la peur : « Surely none of you wishes to see Jones back ? » (Chapitre 6)5. Cet argument interrompt toutes les protestations. La peur passe aussi par la menace ultime, celle du traitre Snowball que l’on dit fomenter avec l’ennemi et roder la nuit. Il suffit, pour convaincre les autres animaux, d’invoquer des papiers prouvant un fait : « That was our mistake, comrade. For we know now — it is all written down in the secret documents that we have found — that in reality he was trying to lure us to our doom. » (Chapitre 7)6
Ainsi, tout au long du récit, l’histoire est réécrite au gré des besoins, tandis que les sept commandements sont régulièrement amendés pour servir les intérêts des cochons. Le sixième commandement, après la purge, devient « No animal shall kill any other animal WITHOUT REASON », le cinquième « No animal shall drink alcohol TO EXCESS. » (Chapitre 8)7 jusqu’au fameux changement du dernier commandement :
For once Benjamin consented to break his rule, and he read out to her what was written on the wall. There was nothing there now except a single Commandment. It ran :
ALL ANIMALS ARE EQUAL
BUT SOME ANIMALS ARE MORE EQUAL THAN OTHERS
George Orwell — , La Ferme des Animaux, Chapitre 108
À la fin, les cochons sont confondus avec les hommes et sont même pires que ces derniers. Ils traitent les autres animaux moins que rien, avec à la clé de meilleurs rendements et le plus mauvais système capitaliste qui soit.
Si les animaux se laissent berner, c’est parce qu’ils ne savent pas lire. Les commandements changent et ils acceptent les changements, étant obligés de croire les cochons sur parole. Mais le problème est plus profond : leur absence de mémoire et leur manque de recul permet à la propagande des cochons de lister de brillantes réussites imaginaires, mais toujours précisément chiffrées. La force des chiffres est très bien illustrée à plusieurs reprises par le discours des cochons, comme dans cet extrait :
In any case he had no difficulty in proving to the other animals that they were NOT in reality short of food, whatever the appearances might be. For the time being, certainly, it had been found necessary to make a readjustment of rations (Squealer always spoke of it as a « readjustment, » never as a « reduction »), but in comparison with the days of Jones, the improvement was enormous. Reading out the figures in a shrill, rapid voice, he proved to them in detail that they had more oats, more hay, more turnips than they had had in Jones’s day, that they worked shorter hours, that their drinking water was of better quality, that they lived longer, that a larger proportion of their young ones survived infancy, and that they had more straw in their stalls and suffered less from fleas. The animals believed every word of it. Truth to tell, Jones and all he stood for had almost faded out of their memories.
George Orwell — , La Ferme des Animaux, Chapitre 99
Cette force des chiffres n’est pas sans rappeler certains journaux télévisés, qui se contentent de balancer un 5 % pour que tout soit dit, alors que justement, rien n’est encore dit. Mais comment remettre en cause cet argument d’autorité si l’on n’a pas le recul nécessaire, ne serait-ce que pour juger qu’un chiffre peut mentir ? Comment savoir qu’un chiffre de chômage en baisse ne signifie pas forcément qu’il y a une baisse du nombre de chômeurs, mais peut-être tout simplement une définition plus favorable du statut de chômeurs .
Le sens critique qui manque tant aux animaux de la ferme n’est pas une faculté naturelle et il vient, en moyenne, rarement aux autodidactes. Pour le former, certaines matières sont indispensables, l’histoire, la géographie, l’économie, la sociologie ou encore la philosophie ou la littérature. Bref tout ce que l’on rassemble sous le nom générique de « sciences humaines ». Certes, pour produire de l’avoine, ces sciences-là sont inutiles. Dans la ferme, c’est d’ailleurs explicite : les cochons pensent, les autres agissent et n’ont donc pas besoin d’autre chose que de la force physique. Mais je crois que La ferme des animaux montre bien quels sont les dangers d’un tel traitement pour ceux qui n’ont pas ces sciences humaines.
L’usine utilisée par Pink Floyd pour la pochette d’Animals, leur album inspiré de La ferme des animaux d’Orwell (fotoaparatas +1 @ flickr)
L’autre danger pointé du doigt par George Orwell est l’absence de mémoire des animaux qui offre aux cochons l’opportunité de modifier l’histoire, même récente, au gré de leurs envies. Supprimer l’histoire — ou la géographie, l’un ne saurait de toute façon fonctionner sans l’autre — n’a jamais été une bonne idée pour qui souhaitait maintenir la paix quelque part. Certes, l’histoire a aussi servi à préparer des guerres (on peut penser à l’histoire républicaine qui a formé des générations de soldats prêts en 1914), mais je pense que des générations entières totalement ignorantes de leur histoire et de celle des autres (et de la géographie, au moins vaguement, ne serait-ce que pour savoir où est l’ennemi… même si évidemment la géographie a d’autres utilités) sont la solution la plus efficace pour mener à des conflits divers et variés.
Que les choses soient bien claires, je ne défends pas ici une nouvelle théorie du complot. Je pense que tous ceux qui veulent supprimer l’histoire-géographie en terminale S ou qui veulent supprimer les SES ont de bonnes raisons de le faire et pensent sincèrement que ces quelques heures de moins ne gêneront pas les élèves, mais feront gagner des tas de sous pour combler le déficit. Je ne pense pas qu’ils cherchent consciemment à construire des générations ignares. En tout cas, je ne veux pas le croire, parce que ce serait tellement monstrueux… Non, errare humanum est comme on dit : ils devraient aussi relire Orwell. On dit aussi persevare diabolicum et il me semble que la démonstration de La ferme des animaux se suffit à elle-même…
Lire La ferme des animaux : en anglais ; en français. (les deux sont facilement téléchargeables dans Stanza, via feedbooks)
Crédit photo couverture : Inju @ flickr
Vous voulez m’aider ?
- L’Homme est notre seul véritable ennemi. Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! ↩
-
- Tout deuxpattes est un ennemi.
- Tout quatrepattes ou tout volatile est un ami.
- Nul animal ne portera de vêtements.
- Nul animal ne dormira dans un lit.
- Nul animal ne boira d’alcool.
- Nul animal ne tuera un autre animal.
- Tous les animaux sont égaux.
- Et, pour la bataille de l’Étable, le temps viendra, je le crois, où l’on s’apercevra que le rôle de Boule de Neige a été très exagéré. ↩
-
Ne jamais entrer en rapport avec les humains, ne jamais faire de commerce, ne jamais faire usage d’argent – n’était-ce pas là certaines des résolutions prises à l’assemblée triomphale qui avait suivi l’expulsion de Jones ? Tous les animaux se rappelaient les avoir adoptées – ou du moins ils croyaient en avoir gardé le souvenir. […]
Ensuite, Brille-Babil […] assura aux animaux que la résolution condamnant le commerce et l’usage de l’argent n’avait jamais été passée, ou même proposée. C’était là pure imagination, ou alors une légende née des mensonges de Boule de Neige. Et comme un léger doute subsistait dans quelques esprits, Brille-Babil, en personne astucieuse, leur demanda : « Êtes-vous tout à fait sûrs, camarades, que vous n’avez pas rêvé ? Pouvez-vous faire état d’un document, d’un texte consigné sur un registre ou l’autre ? » Et comme assurément n’existait aucun écrit consigné, les animaux furent convaincus de leur erreur. ↩ - Sans nul doute, aucun de vous ne désire le retour de James ? ↩
- C’est là que nous avons fait fausse route, camarade, reprit Brille-Babil. Car, en réalité il essayait de nous conduire à notre perte. C’est ce que nous savons maintenant grâce à ces documents secrets. ↩
- Nul animal ne tuera un autre animal sans raison. Nul animal ne boira d’alcool à l’excès. ↩
-
Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lu ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :
TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES ↩ - De toute façon, il n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux que, en dépit des apparences il n’y avait pas pénurie de fourrage. Pour le moment, il était apparu nécessaire de procéder à un réajustement des rations (Brille-Babil parlait toujours d’un réajustement, jamais d’une réduction), mais l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le temps de Jones. D’une voix pointue et d’un débit rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres, lesquels prouvaient par le détail : une consommation accrue en avoine, foin et navets ; une réduction du temps de travail ; un progrès en longévité ; une mortalité infantile en régression. En outre, l’eau était plus pure, la paille plus douce au sommeil, on était moins dévoré par les puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la vérité, Jones avec tout ce qu’il avait représenté ne leur rappelait plus grand-chose. ↩