Rebecca est le premier film américain d’Alfred Hitchcock, mais il n’est pas difficile de comprendre que le réalisateur n’était pas prêt du tout à abandonner sa Grande-Bretagne natale. Le financement, la production et le tournage se sont peut-être faits d’un côté de l’Atlantique, le cinéaste reste entièrement tourné vers l’autre côté. Cette adaptation d’un roman de Daphne du Maurier — romancière anglaise — se partage entre Monaco et les Cornouailles anglaises et la seule évocation des États-Unis est aussi une vacherie contre l’horreur qu’est New York. Rebecca est davantage une rupture symbolique dans la cinématographie du réalisateur, et c’est aussi un très bon film qui reste toujours aussi plaisant à regarder, 80 ans après sa sortie.
Alfred Hitchcock prend son temps pour introduire ses deux personnages principaux en villégiature à Monaco. Lui, Maxim de Winter, est un veuf inconsolable depuis la mort de Rebecca un ans auparavant ; elle est une simple gouvernante pour une femme aussi riche qu’insupportable. Elle est beaucoup plus jeune que lui, mais tombe instantanément amoureuse et on sent qu’elle parvient à le rendre heureux. Avant la fin des vacances, ils sont déjà mariés et rentrent ensemble à Manderley, l’énorme bâtisse de la faille de Winter en Cornouaille. Toute cette introduction est un petit peu lente et aurait mérité à être plus brève, mais l’histoire principale de Rebecca se met alors en place et le cinéaste peut commencer à tisser l’ambiance pleine de mystère qui était sa signature. L’ombre de Rebecca plane sur la demeure et l’arrivée de cette remplaçante qui n’est manifestement pas du même rang social se fait dans la douleur. La dizaine de personnes qui s’affairent pour « tenir » la maison n’est pas très accueillante, surtout pas Mrs Danvers, la gouvernante qui adorait l’ancienne Mme de Winter et qui voit d’un très mauvais œil la nouvelle version. Alfred Hitchcock évolue alors quelque part entre le récit presque social de cette jeune femme qui essaie de se faire une place dans l’aristocratie anglaise encore complètement coincée, et le thriller rampant. Comme souvent, on ne sait pas initialement ce qui est arrivée l’année passée et le spectateur est au même niveau que la jeune épouse, dans le noir complet. Mais le cinéaste glisse suffisamment d’indices éparses pour que l’on comprenne que l’histoire est plus compliquée que ce qu’il n’y paraît. Comment exactement est morte Rebecca ? Pourquoi est-ce que Maxim refuse de répondre à certaines questions ? Il ne vaut surtout pas trop en dévoiler pour permettre aux révélations finales de conserver toute leur ampleur, mais toujours est-il que l’on reconnaît bien la marque du réalisateur dans cette ambiance de mystère. C’est la force de Rebecca, qui serait sinon une énième observation d’une confrontation entre deux classes sociales, un film sympathique et pas très original. En ajoutant cette odeur de thriller, le long-métrage passe à un autre niveau et c’est ce qui explique son succès. La complexité psychologique des personnages et tout particulièrement de la gouvernante, est aussi très appréciable, avec un sous-texte homosexuel que l’on n’attendait pas forcément, mais qui ajoute une richesse supplémentaire au projet.
Auréolé de l’Oscar du meilleur film, le seul de toute sa carrière, cette première expérience américaine n’a pourtant pas plu du tout à Alfred Hitchcock. Il faut dire qu’il a été confronté à un producteur envahissant, qui l’a empêché de faire ce qu’il voulait, comme il voulait. Le réalisateur a probablement regretté la liberté dont il bénéficiait jusque-là, au point de désavouer par la suite Rebecca, jugeant que « c’était une histoire assez vieux jeu, assez démodée ». Un jugement assez sévère et qui ne devrait pas vous dissuader de voir le film, qui est plus moderne que ce que son créateur en dit. Il est aussi très bien interprété et il se regarde avec toujours autant de plaisir aujourd’hui : une réussite, en somme.