Kanye West ou la créativité dévorante, Adrien Durand

Kanye West a été l’un des premiers artistes que j’ai écoutés lors de ma « découverte » du rap, il y a quelques années de cela. J’étais tombé sous le charme de 808s & Heartbreak, probablement un petit peu aussi parce que ce n’était pas du rap au sens traditionnel du terme, en tout cas plus que cela. Je m’étais alors passionné pour cet artiste qui voguait entre les genres avec une aisance confondante et qui m’a beaucoup ouvert mon horizon musical. Une admiration qui s’est vite estompée au fur et à mesure qu’il tombait dans la mégalomanie, puis dans le trumpisme et enfin la religion. Comment peut-on imaginer que le même Kanye West ait pu signer une poignée d’albums aussi sophistiqués et plaisants que peuvent l’être ses premiers, puisse être le même homme qui s’en prend à l’esclavagisme et verse dans l’extrémisme religieux ? C’est tout l’enjeu de Kanye West ou la créativité dévorante, un essai signé Adrien Durand qui vaut le détour.

Ce critique musical des Inrockuptibles analyse la carrière mouvementée de Kanye West, depuis ses débuts timides au sein de la scène hip-hop de Chicago où il a grandi, jusqu’à ses excès les plus récents. L’essai d’Adrien Durand sortira le 11 juin et son auteur évoque même Jesus is King, album sorti à l’automne 2019. Toute la discographie actuelle de l’artiste est donc envisagée, avec en plus une évocation de son enfance, même si Kanye West ou la créativité débordante n’est pas une biographie exhaustive. Si vous espérez tout apprendre sur la vie du rappeur dans les moindres détails, vous serez déçu, car ce n’est pas du tout l’objectif de cet essai. L’idée est plutôt d’essayer de comprendre celui qui d’auto-défini comme « le plus grand artiste en vie », d’analyser comment cet homme aussi mégalomaniaque a pu bouleverser le monde du rap américain tout en multipliant les polémiques. L’analyse commence malgré tout par l’enfance de l’artiste, puisque c’est évidemment là que ses principales caractéristiques naissent. Éduqué essentiellement par sa mère universitaire, Kanye West grandit au sein d’un environnement plutôt favorable pour un jeune noir des années 1980. Loin des violences de la rue ou de la drogue, il obtient une éducation riche et complexe qui l’ouvre à des horizons éloignés du rap traditionnel. Sa curiosité et son sens des mélanges viennent de là, mais aussi son ambition démesurée et un ego déjà sur-développé. Tout ce mélange le conduit à avoir un début de carrière très difficile, puisqu’il est totalement opposé à l’esprit du hip-hop qui a du succès quand il commence, à l’image de Jay-Z qui revendique son héritage de la rue et son côté bad boy. Tout cela est très bien expliqué par Adrien Durand, qui montre parfaitement comment le jeune Kanye ne se laisse pas démonter et accepte de se contenter d’un rôle mineur de producteur, sans jamais abandonner ses ambitions pour autant.

Il faut dire que Kanye West se révèle être un excellent producteur dès le départ. Il a le sens des accords qui peuvent faire des étincelles et sa culture élargie lui permet de piocher dans d’autres domaines pour les traditionnels samples qui accompagnent chaque morceau. Pour autant, on lui refuse pendant plusieurs années de créer son propre album et c’est presque à l’usure qu’il finit par l’obtenir au début des années 2000, comme le raconte Adrien Durand. Bonne pioche toutefois, puisque The College Dropout est un immense succès, autant critique que public, qui le propulse sur le devant de la scène et commence à construire la légende. Kanye West ou la créativité débordante évoque brièvement les caractéristiques musicales qui séparent cet album de la production habituelle et expliquent que l’artiste « change le rap à tout jamais ». Loin de s’en contenter, le musicien continue d’innover et de repousser ses propres limites, ce qui le hisse à chaque publication vers de nouveaux sommets. Toute cette première partie de sa carrière, jusqu’à My Beautiful Dark Twisted Fantasy sorti en 2010, permet à Kanye West d’étendre constamment son univers musical en même temps que son public. À chaque fois, il parvient à surprendre avec un nouveau style ou une nouvelle thématique, et à chaque fois le succès est au rendez-vous et encore plus fort qu’avant. Cette succession incroyable de réussites renforce la mégalomanie de son créateur, à tel point qu’elle finit par devenir intenable. Et puis, Adrien Durand explique très bien que son sujet essaie toujours d’aller plus loin et de faire mieux, ce qui conduit inévitablement à des excès. Kanye West traverse la décennie 2010 en multipliant les polémiques et en devenant un « ogre » créatif, qui engloutit tout sur son passage et se met à dos tout le monde. On ne sait jamais trop s’il fait le pitre ou s’il est sérieux et ce n’est pas la dernière tendance en mode religieux qui est de nature à rassurer. L’essai n’est pas tendre avec l’artiste, sur le plan social ou politique certes, mais aussi et surtout sur le plan artistique. La « créativité dévorante » reste toujours au cœur des enjeux et le journaliste ne le perd jamais de vue, notamment lorsqu’il montre comment son sujet d’étude se perd dans de multiples projets et passe souvent à côté de l’excellence des débuts ces dernières années.

Kanye West ou la créativité dévorante est une analyse passionnante d’un homme résolument passionnant. Quoi que l’on pense de sa carrière pleine de bouleversements et surtout de ses opinions souvent gênantes, Kanye West reste une personnalité hors du commun qui mérite d’être étudiée. Le seul reproche que l’on pourrait faire est sur la longueur : l’essai d’Adrien Durand est court et il se lit facilement et rapidement, mais on aimerait en savoir encore plus, notamment sur la partie musicale et les ruptures introduites par la discographie de l’artiste. Plus que les détails de la vie de Kanye West dont on se passe très bien, c’est sur le côté créatif que l’on aurait envie d’en savoir encore plus. Néanmoins, Kanye West ou la créativité dévorante offre déjà un éclairage fascinant, à recommander aux fans comme aux curieux.