Le Problème à trois corps, Liu Cixin

Comment juger l’œuvre sans penser à l’artiste, quand ce dernier est si ouvertement engagé en faveur d’un régime politique et ses pires exactions. Liu Cixin n’est pas seulement devenu en quelques années l’un des auteurs de science-fiction les plus connus au monde et la promesse d’une adaptation en série de son travail devrait le rendre encore plus populaire. Il est aussi un ardent défenseur du gouvernement chinois, même quand il s’agit de défendre le génocide des Ouïghours. Peut-on lire Le Problème à trois corps en oubliant ce contexte et l’apprécier uniquement comme l’ouverture d’une trilogie ambitieuse ? Liu Cixin a beau se défendre de porter un message politique et au contraire rappeler le rôle de la fiction pour échapper au monde réel, son travail est constamment relié à son pays d’origine et sa culture. Ce qui le rend original et rafraîchissant pour un lecteur occidental tout autant qu’on peut le trouver problématique.

Le Problème à trois corps fait référence à une question d’astrophysique qui remonte à Newton : en connaissant la masse, la position initiale et la vitesse de corps célestes, comment déterminer leurs mouvements ? Ce problème est assez facile à résoudre avec deux corps, mais nettement plus complexe dès lors que l’on en introduit un troisième. À tel point que ce problème a la réputation de ne pas avoir de solution, ce qui n’est pas tout à fait vrai, mais cela sert de base pour ce roman. Après avoir découvert le problème, Liu Cixin imagine une planète vivable analogue à la nôtre, mais entourée de trois astres similaires à notre soleil. Dans cette configuration, la position de chaque étoile est quasiment impossible à déterminer et elle est pourtant déterminante pour savoir si la vie peut se développer. Si les trois soleils sont présents en même temps, les chaleurs extrêmes bloquent toutes formes de vie et s’ils sont absents, les températures extrêmes empêchent elles aussi à la vie de persister. De cette base naît Trisolaris, une civilisation nettement plus avancée que la nôtre qui doit composer avec l’instabilité constante et une vie qui réapparaît et disparaît selon les déplacements des trois soleils. Ce monde très original n’est pas dévoilé immédiatement toutefois, c’est même tout le contraire. Le Problème à trois corps est un épais volume qui prend son temps pour introduire la base de son univers, et c’est indéniablement son point fort. Le romancier mélange les époques, avec une partie contemporaine qui se déroule dans les années 2000 et une partie historique dans les année 1970. On découvre des personnages qui ne sont pas initialement liés et surtout un mystère que l’on ne comprend pas d’emblée, avec des scientifiques qui disparaissant sans raison, d’autres qui se suicident et Wang Miao, un chercheur en nanomatériaux qui fait office de personnage principal, qui voit un compteur défiler devant ses yeux. C’est encore très mystérieux et le roman excelle à créer cette base étrange sans trop en dévoiler.

Quand les révélations arrivent à la fin, Le Problème à trois corps oscille entre la déception et la promesse d’une histoire à l’ambition folle qui donne envie de plonger immédiatement dans le second tome. La déception est notamment liée à des maladresses d’écriture, peut-être renforcées par la traduction en français, mais qui semblent être un défaut que Liu Cixin reconnaît lui-même. Ses personnages manquent d’épaisseur psychologique et on a du mal à s’identifier à eux. C’est vrai pour les Terriens qui sont au cœur de ce premier roman1, mais encore plus pour les Trisolariens qui occupent sa fin. Alors même que l’auteur avait réussi à créer un univers crédible dans la Chine des années 1970 et à l’époque contemporaine, sa vision des extraterrestres est caricaturale et grossière, digne des pires blockbusters hollywoodiens. C’est dommage, car toute l’idée de la simulation de Trisolaris sous la forme d’un jeu vidéo dans les chapitres précédents était excellente et très bien menée. Malgré tout, le roman reste passionnant par sa vision de la science-fiction si différente de la nôtre. On retrouve bien des points communs et le fait que l’auteur soit amateur de culture occidentale n’y est pas étranger, mais la perspective est ici fondamentalement différente. C’est fascinant de le constater dans le traitement de l’invasion trisolarienne qui occupe la fin de l’ouvrage et qui n’aurait probablement pas été traitée de la même manière par un auteur américain ou européen. Fascinant, et aussi peut-être gênant quand on considère les orientations politiques de Liu Cixin. Le Problème à trois corps est à bien des égards une exploration de la société chinoise, de la rigueur de son système politique et du sens du sacrifice de ses habitants. Est-ce un manifeste politique pour autant, avec Trisolaris en guise d’idéal de société ? Ce n’est pas si simpliste, on est indéniablement dans le domaine de la fiction et ce n’est pas parce que des personnages se réjouissent de la destruction de la civilisation humaine que cela veut dire que son auteur parle à travers eux. C’est vrai, mais cela n’enlève rien non plus aux remarques du romancier sur le bien-fondé de la politique de son pays dans tous les domaines. Il est bien difficile de concilier les deux, d’un côté un classique de la science-fiction revisité avec un point de vue original, de l’autre un programme politique transmis à travers la fiction.

S’il est injuste de classer Le Problème à trois corps dans la case de la propagande en faveur du régime communiste chinois, il est aussi difficile d’ignorer entièrement l’idéologie de son auteur et de se demander si elle ne transparaît, à notre insu même, dans ses lignes. Le roman est empreint d’une culture qui nous est étrangère, ce qui fait aussi sa force, d’ailleurs. Au bout du compte, c’est à chaque lecteur de décider comment il aborde le travail de Liu Cixin. Si vous êtes fan de science-fiction, cet univers à l’ambition folle est prometteur et vous aurez peut-être envie d’en voir plus, malgré les défauts de cette introduction et malgré les opinions de son créateur.


  1. C’est notable sur les portraits de femme, qui sont tous simplistes et caricaturaux, mais c’est vrai pour tous les personnages, quel que soit leur sexe.