Pour son premier long-métrage, Gus Van Sant voulait raconter une histoire avec un homosexuel et il voulait tourner à Portland, qui est devenue sa ville fétiche. Il rassemble le maigre budget nécessaire au projet et tourne Mala Noche avec quelques acteurs amateurs et une caméra 16 mm. C’est un premier film très étrange comme on a appris à l’attendre du cinéaste, avec un noir et blanc si contrasté que des séquences sont presque illisibles et avec des choix de mise en scène déjà très tranchés. Même s’il adapte l’histoire d’un autre, on sent que le réalisateur s’implique pleinement et ébauche les bases de son style inimitable. Mala Noche est fascinant avant tout pour cette raison, plus que pour son propre succès.
Walt travaille dans une épicerie de Portland où il fait la rencontre Johnny, un tout jeune mexicain qui dit avoir dix-huit ans, mais qui ment sans doute sur son âge. La beauté du jeune homme éblouit Walt qui tombe instantanément amoureux, alors même que Johnny n’est pas gay et même ouvertement homophobe. Peut-être est-ce parce que les deux garçons ne se comprennent pas vraiment — l’un ne parle qu’espagnol, l’autre baragouine quelques mots sans comprendre grand-chose —, mais l’épicier ne peut pas lâcher le Mexicain, quand bien même il ne cesse de se faire rejeter à coups de « pédale ! ». C’est le concept de Mala Noche, un amour déçu qui n’est jamais réciproque. Gus Van Sant adapte une histoire découverte sur son premier tournage où il était ingénieur du son et il y a un fil narratif cohérent du début à la fin. Néanmoins, on sent très vite que cette histoire n’est pas essentielle et que c’est davantage un prétexte. Sans aller aussi loin que dans la suite de sa carrière, le réalisateur aime déjà expérimenter avec les formes de narration et le format de son cinéma. Ici, l’image carrée associée à un noir et blanc qui évite tant les nuances de gris que des plans sont presque entièrement dans le noir, le choix de cadres aussi serrés que possible qui empêchent de saisir la scène complète, autant de choix techniques qui ajoutent à la confusion du récit, où l’on ne sait pas toujours ce qui se passe et on ne sait pas exactement où l’on va. Tout ceci est bien évidemment volontaire, Gus Van Sant joue avec les codes de la narration comme de la mise en scène, il expérimente et tente des idées, qui ne sont pas toujours abouties ici, mais qui préfigurent le futur travail du cinéaste.
C’est là tout l’intérêt de découvrir Mala Noche, non pas tant pour l’intérêt de son histoire, encore moins pour le talent de ses acteurs — même si Tim Streeter est convaincant dans le rôle de Walt, le doublage à l’arrache de Doug Cooeyate ruine la prestation de Johnny —, mais plutôt pour découvrir une œuvre en formation. Gus Van Sant n’a pas encore la maîtrise technique dont il fait preuve par la suite, mais il a déjà commencé à expérimenter et tester des idées, aussi dingues soient-elles. À réserver toutefois aux fans, qui pourront apprécier la découverte de ces origines.