Mr. Nobody se classe dans le genre de la science-fiction, mais ouvre avec des images de pigeons à qui l’on donne à manger à intervalles réguliers. Quoi que l’animal fasse au moment où la nourriture est disponible, il va associer mentalement les deux et répéter ce geste dans l’espoir d’avoir à nouveau à manger, alors même que son action et l’accès à la nourriture n’ont rien à voir. Une entrée en matière pour le moins surprenante, pour un long-métrage qui ne l’est pas moins. Jaco Van Dormael signe une œuvre ample — plus de deux heures et demi au compteur — et d’une rare ambition. En essayant de rassembler toutes les variantes d’une vie en un seul film, le cinéaste n’a pas choisi un sujet facile, mais c’est un sujet qu’il maîtrisait à la perfection. Superbe et passionnant, Mr. Nobody est une vraie réussite qui mérite d’être (re)découverte.
L’action se déroule dans un futur assez proche, dans les années 2090, alors que Nemo Nobody est en train de mourir. Un fait notable dans cet univers de science-fiction où l’on ne meurt plus : les avancées scientifiques et médicales permettent de renouveler les cellules des humains quasiment à l’infini et la société ne vieillit plus. Ce monsieur Nobody fait figure d’exception et c’est même le dernier être humain mourant encore en vie, le dernier représentant d’une espèce qui a disparu. Du haut de ses 118 ans, le vieillard n’a plus toute ses capacités mentales et médecins comme journalistes essaient d’en savoir plus sur sa vie, ce qui permet de remonter le temps, jusqu’à sa naissance dans les années 1970. Mr. Nobody n’est pas une œuvre linéaire, c’est entendu dès les premières minutes. Bien au contraire, Jaco Van Dormael passe constamment d’une temporalité à l’autre, du présent futuriste au passé reconstitué via les souvenirs de son personnage principal. On multiplie les allers et retours d’une époque à l’autre, mais comme si cela ne suffisait pas, on évolue aussi entre plusieurs réalités différentes. Le long-métrage n’essaie pas de cacher ses réflexions philosophiques sur le sens des choix et il montre en quoi chaque décision dans la vie d’un individu peut embrayer sur une réalité entièrement différente. À neuf ans, les parents de Nemo se séparent et forcent leur enfant à choisir entre sa mère et son père. Cette décision impossible sur le quai d’une gare paumée au milieu de nulle part est le point de départ de toutes les vies à suivre. Il rencontrera Anna avec sa mère, ou bien Élise avec son père. Mais dans chaque cas, ce n’est pas le dernier choix qu’il doit faire : quand Anna lui propose de se baigner près d’un lac, est-ce qu’il refuse méchamment ou en disant la vérité, qu’il ne sait pas nager ; quand Élise lui avoue en aimer un autre, accepte-t-il de céder sa place ou est-ce qu’il choisit de se battre pour cette fille ?
Chaque décision mène à des conséquences différentes, avec parfois des morts brutales que Mr. Nobody expose sans aucun respect de la linéarité. Le long-métrage est ambitieux sur tous les plans, mais l’écriture de son scénario est peut-être ce qui impressionne le plus. Jaco Van Dormael est parvenu à tisser une toile d’une complexité folle, avec plus d’une dizaine de réalités parallèles qu’il faut parvenir à décortiquer au fur et à mesure. Le réalisateur exige une attention permanente et soignée de la part de son spectateur, mais en contrepartie, il lui offre une œuvre remarquable de clarté, surtout quand on en juge à la complexité de son matériau de base. Certes, on est basculé d’une époque à l’autre et d’une réalité à l’autre. Mais chaque branche est bien identifiée, à la fois par l’âge des acteurs, par l’accoutrement et le jeu du même acteur quand il doit intervenir dans deux réalités parallèles, et même par la mise en scène qui évolue de façon subtile pour créer des blocs cohérents. Le résultat est un film beaucoup plus cohérent et clair qu’on pourrait l’imaginer et une histoire qui se suit admirablement, pour peu que l’on ne baisse pas son attention. C’est un exploit d’avoir réussi à maintenir cette cohérence d’un bout à l’autre et de ne pas être tombé dans une bouillie incompréhensible. Cela passe par un sens du détail extrême, avec des plans parfaitement constitués pour créer des liens ou distinguer des séquences. Le film peut aussi compter sur son casting, Jared Leto en tête naturellement : l’acteur parvient à composer un nombre impressionnant de versions de son propre personnage, avec à chaque fois pile ce qu’il faut d’accessoires et de différences dans le jeu pour que l’on y croit. L’acteur qui incarne le personnage à quinze ans, Toby Regbo, a été remarquablement choisi, à la fois parce qu’il est crédible pour incarner le Nemo adolescent, et parce qu’il parvient lui aussi à varier son jeu d’une réalité à l’autre. Ajoutez à cela une réalisation toujours soignée et souvent poétique, ainsi qu’une bande-originale plaisante et vous obtenez un film aussi ambitieux que convaincant.
Rangée dans le genre de la science-fiction faute de mieux, Mr. Nobody est une œuvre trop complexe pour être résumée à un seul genre. Il y a bien une représentation du futur et même des vaisseaux spatiaux, mais l’essentiel est ailleurs : c’est une œuvre philosophique avec une réflexion passionnante autour des choix que l’on fait consciemment ou non tout au long de leur vie et leurs conséquences, avec ou sans lien de cause à effet. C’est encore un drame familial, une histoire d’amour, l’étude d’une vie individuelle et de toutes ses ramifications et possibilités. Il fallait bien toutes les années de travail sur le scénario pour permettre à Jacob Van Dormael de créer une œuvre aussi cohérente et compréhensible à partir de ce faisceau d’idées et de ces réflexions. Du pigeon à Nemo, c’est une fascinante exploration du monde et des hommes qu’offre Mr. Nobody. Un film qui ne laisse pas indifférent et qui s’apprécie différemment au fil des visions : à ne pas rater.