« Si ça ne tenait qu’à moi, je ne l’aurais pas sorti en salle » dit Jean-Luc Godard dans un très intéressant entretien qu’il a accordé à Jean-Marc Lalanne des Inrockuptibles. Une petite phrase sortie de son contexte, mais qui permet d’entrer d’emblée dans le vif du sujet concernant Film socialisme, son dernier film, celui qu’il aurait préféré ne pas sortir en salles. Ce mépris, ou plutôt cette désinvolture face à son propre travail est bien le problème de ces images plus que de ce film. Si l’on ne peut pas écarter d’un revers de la main le travail du réalisateur mythique, s’il est par certains aspects vraiment fascinant, c’est aussi un ensemble un peu vain, seulement digne d’un papy gâteux.
Résumer Film socialisme n’a strictement aucun intérêt quand on connaît la passion de Godard pour les histoires : « j’ai eu l’idée d’une famille dans un garage, la famille Martin. Mais ça ne tenait pas sur un long métrage, parce que sinon les gens seraient devenus des personnages et ce qu’il s’y passe serait devenu un récit ». Un récit, le mot terrible est lâché : on sent que Jean-Luc Godard ne veut pas en entendre parler, que la simple idée de filmer une histoire avec une intrigue le révulse. Film Socialisme est marqué par cette volonté constante de ne jamais tendre au récit : dès qu’une piste de lecture rationnelle commence à se former, le réalisateur l’interrompt brutalement. Essayer de comprendre ce flot d’images brèves et interrompues comme un zapping relève de la plus pure interprétation, un peu comme avec la poésie contemporaine. On croisera ainsi pèle-mêle, un paquebot, l’Odyssée, un garage, un lama, deux perroquets, un ancien nazi, un banc de poissons, une espionne russe, un âne, deux chats, la Seconde Guerre mondiale ou encore Patti Smith. La liste n’est pas exhaustive et gageons que le spectateur rate la majeure partie des éléments, tant Godard passe sans arrêt d’un blanc à l’autre et brouille constamment les pistes.
Cet effet de zapping et cette obscurité même n’empêchent pas, par ailleurs, que plusieurs messages politiques ou idéologiques nous soient assénés du début à la fin. Les personnages scandent régulièrement des phrases-chocs, comme « Aujourd’hui, les salauds sont sincères » ou « N’utilisez jamais le verbe être ». Des aphorismes qui se veulent intelligents, qui sont effectivement parfois intéressants, mais aussi très lourds, surtout quand ils sont repris à l’écran, comme sur l’image, en grosses lettres blanches ou rouges sur fond noir. Étrangement, Film socialisme, si peu explicatif quand il livre des images brutes, devient très explicatif quant à son message global. Difficile de ne pas comprendre que Godard nous parle de l’Europe symbolisée par ce paquebot qui fait une croisière en Méditerranée et qui s’arrête sur des lieux fondateurs de notre culture occidentale, en Palestine, en Égypte et en Grèce. Le film interroge aussi l’engagement politique et pose des questions très philosophiques sur l’homme, des questions ontologiques même avec le passage sur le refus du verbe « être ». Jean-Luc Godard est également fasciné par l’histoire et son film se préoccupe constamment, d’une part de l’Antiquité, et d’autre part et surtout de la Seconde Guerre mondiale, objet notamment de la majeure partie de sa fin.
Les synopsis sont rarement intéressants, mais j’étais curieux de voir ce qu’il pouvait bien dire à propos d’un film comme Film socialisme. De manière assez significative, il propose une explication rationnelle, découpant le film en trois parties : la croisière, la famille Martin et un mystérieux « Nos humanités ». Ces parties m’ont semblé pour le moins inégales et la première est de loin la plus intéressante. Godard a posé sa caméra au milieu d’un paquebot de luxe où des touristes fortunés et souvent vieux passent du bon temps. Tout le ridicule de la situation est très bien présenté par le réalisateur et un plan en particulier résume bien la situation : une messe est donnée par un prêtre en habits (ce n’est donc pas le capitaine, comme le voulait la tradition) qui dispose d’un autel en bonne et due forme… sauf qu’il officie dans la boite de nuit du navire. Ces images réelles, qui ont un petit côté voyeur quand même, sont entrecoupées d’images variées issues de toutes les sources imaginables, d’Internet (les deux chats) au cinéma (une scène de Cheyenne de John Ford) et de qualité variable (les plans qu’il compose sur le pont du navire sont par contre magnifiques). Certaines séquences rappellent un peu ce que peut proposer Michael Moore, en beaucoup moins explicite. Mais ce découpage très rythmé de séquences souvent colorées m’a aussi évoqué Enter the Void de Gaspard Noé, l’histoire et les drogues en moins (même si les images pourries, sans doute filmées avec des téléphones portables, qui surviennent parfois évoquent les images sous acide de Noé).
Cette partie sur le paquebot dure apparemment trois quarts d’heure, et si Godard s’en était tenu là, il aurait réalisé une œuvre intéressante et originale. Mais Film socialisme dure une heure encore, et c’est là que le bât blesse. La suite met notamment en scène une famille dans un garage. C’est le point de départ du film d’après le réalisateur, et c’est l’occasion pour ce dernier d’exposer ce qui est sans doute sa conception des choses, en politique comme pour nos sociétés de manière plus générale. Un couple et leurs deux enfants déclament de grandes phrases, apparemment sans y comprendre un seul mot (ce qui devait être le cas du petit garçon, vraiment jeune). Certaines passent bien, des plans sont assez réussis (notamment ceux avec le lama, même si ce dernier est vraiment petit joueur et ne crache même pas), mais l’ensemble ennuie globalement. On ne voit pas bien où Godard veut en venir et il donne un peu l’impression de jouer à l’emmerdeur qui s’amuse follement à balancer des phrases apparemment intelligentes et à constater que l’on essaie, en vain, de comprendre quelque chose. La fin, mélange d’images historiques sans grand intérêt, ne sauve pas vraiment Film socialisme.
Film socialisme est une expérience de cinéma intéressante et que je ne regrette pas d’avoir fait. Comme avec le film de Gaspard Noé, on est néanmoins content que cela s’arrête, même si les images de Jean-Luc Godard sont bien plus supportables. Je suis friand de ces expériences limites, j’aime le jusqu’au-boutisme de leurs auteurs, mais je ne comprends pas pourquoi ils se sentent obligés de faire des films aussi longs… Jean-Luc Godard dit et montre des choses intéressantes, mais son refus absolu de l’intelligibilité nuit, in fine, au film. Il est un peu vain de faire un film si l’on ne veut rien dire, ou si l’on ne veut pas être compris, ce qui revient au même. Par bien des aspects, Film socialisme ressemble au film d’un vieux papy gâteux un peu réactionnaire.
Les Inrockuptibles et Jean-Marc Lalanne ont évidemment adoré. Leurs arguments sont intéressants, il faut l’avouer, notamment sur la circulation très rapide de l’image aujourd’hui. Par contre, je ne comprends pas en quoi Godard serait moderne et contemporain, un avis partagé par Rob Gordon. Même enthousiasme chez Critikat qui propose une lecture très intelligente (sans ironie) du film. Alexandre de Plan-c est plus mesuré et trouve comme moi que tout cela est un peu inutile.