Comment aborder un classique du cinéma français, un film considéré par tant de cinéphiles et cinéastes comme un chef-d’œuvre ? À Bout de Souffle, premier film de Jean-Luc Godard alors passé de la critique cinématographique à la réalisation, fait indéniablement partie du patrimoine cinématographique français et même mondial. Symbole de la Nouvelle-Vague alors émergente, ce film sorti en salles en 1960 fête cette année ses 50 ans. Pour l’occasion, on peut le retrouver en salles dans une version restaurée. Pour ma part, ce fut l’occasion de découvrir ce mythe.

Une fois n’est pas coutume, je crois que la bande-annonce (ci-dessous) est très significative de ce qu’est À Bout de Souffle.D’une durée record par rapport aux standards actuels (pas moins de 2 minutes), elle égraine des mots pour former une sorte de liste à la Prévert. Le film est censé contenir une galerie de personnages (la jolie fille, le vilain garçon, l’américaine, le photographe italien…) et d’éléments du quotidien (le révolver, le concerto pour clarinettes, Marseille…). À aucun moment il n’est question d’une quelconque intrigue, même si plusieurs éléments laissent à penser qu’il y aura de l’action : une course poursuite, un mort, des coups de feu. Cette bande-annonce, outre son intérêt historique pour nos yeux habitués aux bandes-annonces où la caméra virevolte en permanence au milieu d’explosions et/ou de gros seins¹ est un manifeste. Le refus d’un certain cinéma jugé vieillot et dépassé au profit d’un nouveau cinéma, celui que l’on nommera « Nouvelle-Vague ». C’est un cinéma qui s’oppose aux codes traditionnels, d’abord par la critique par le biais essentiellement des Cahiers du cinéma dans lequel Godard écrivait, puis par la réalisation de films nouveaux. À Bout de Souffle n’est sans doute pas le premier dans son genre, mais il est resté comme le premier symbole de ce renouveau.

Parmi les revendications des membres de la Nouvelle-Vague, on trouve une redéfinition du récit. Dans À Bout de Souffle, le récit est toujours présent, mais il devient secondaire. Le héros, Michel Poiccard est un petit voyou, aujourd’hui ce serait sans doute un d’jeuns des banlieues tel que les JT le décrivent. Il vole des voitures et récupère de l’argent là où il peut. Rien de bien méchant jusqu’au jour où, après une course-poursuite, il tue un policier. Il est alors recherché par toute la police française. Débarquant à Paris où il veut récupérer de l’argent qu’on lui doit, il retrouve Patricia, jeune américaine qu’il aime bien vu qu’ils ont déjà couché ensemble cinq ou six fois. On suit alors les tribulations de ces deux jeunes gens dans tout Paris, tandis que la police les recherche toujours. L’histoire est donc indéniablement présente, mais le film semble ne s’y intéresser qu’à distance, comme si finalement c’était secondaire. Quand Patricia apprend la vérité sur Michel, elle ne laisse transparaître aucune émotion et l’aide dans ses méfaits avant de le dénoncer à la police avec la même désinvolture. Michel fait aussi un piètre voleur, bien peu crédible : il vole des voitures comme si de rien n’était, sans aucun réalisme, ni même simple volonté de « faire vrai ». Au-delà du scénario « criminel », Godard s’intéresse plus au couple qu’il filme, à ses discussions les plus terre-à-terre (lui qui insiste lourdement pour coucher avec elle) comme les plus métaphysiques (sur la mort, ou le néant).

Cette redéfinition de la place de l’intrigue s’accompagne de changements dans la manière de filmer. Loin des grands studios de cinéma des débuts et qui prévalent toujours à Hollywood, les penseurs de la Nouvelle-Vague veulent plus de spontanéité, de naturel. Godard choisit donc, pour son premier film, de parier sur l’improvisation. Au lieu de leur offrir un scénario bien ficelé et de les guider au centimètre près, il préfère les laisser jouer librement et capter ainsi un jeu supposé plus naturel. L’effet n’est plus le même aujourd’hui, mais À Bout de Souffle a beaucoup impressionné ses contemporains à sa sortie. Cela dit, le fait que tous les dialogues aient été enregistrés après le tournage et ajoutés en post-production nuit au réalisme de l’ensemble, je trouve. Si le projet était de proposer un cinéma nouveau, Jean-Luc Godard commence par s’inspirer d’un genre qui existait déjà, le film noir. La présence explicite d’Humphrey Bogart est loin d’être un hasard ou un clin d’œil inutile. De même, le fameux geste du doigt sur les lèvres de Michel/Belmondo est une référence à la star américaine. En outre, le film est en noir et blanc et plusieurs scènes sont clairement inspirées par ce genre hollywoodien, notamment les courses-poursuites. On peut donc considérer que Godard n’est encore qu’au premier stade de la réalisation de ses réflexions de critique sur le cinéma. Pour ce premier coup d’essai, il s’est entouré d’amis et notamment Truffaut au scénario ou Chabrol à la technique. À Bout de Souffle n’est pas aussi radical que ce que Godard a fait ensuite, et fait toujours. La revendication est par contre bel et bien visible, notamment lorsqu’un personnage demande, les Cahiers à la main, à un autre personnage s’il est en faveur des jeunes. Ce dernier répond un « Non » rageur et symbolise certainement le camp adverse, celui des Classiques contre les Modernes.

Le dernier film de Jean-Luc Godard, Film Socialisme, est en effet sorti récemment. La comparaison entre ces deux extrêmes dans sa longue carrière de cinéaste est intéressante. On retrouve bien évidemment la patte Godard à chaque fois, ne serait-ce que dans le montage très haché avec dans À Bout de Souffle des dialogues découpés à la hache, parfois au beau milieu d’une phrase. Son premier comme son dernier film sont marqués par le mélange des langues et des cultures : dans Film Socialisme, Godard a poussé encore plus loin cette idée, mais déjà ce premier film est marqué par l’entrecroisement de deux cultures, la culture française et l’américaine. Cela s’entend par la présence de l’anglais, mais au-delà c’est évidemment la référence au film noir, genre hollywoodien par excellence, qui prend une autre dimension. La différence fondamentale entre les deux films qui ouvre et ferme, jusqu’au prochain, la carrière de Jean-Luc Godard, c’est la présence d’un scénario pour le premier. Je ne démords pas de ce que j’avais écrit à propos de Film Socialisme : sans fil conducteur, sans récit, fût-il simple, fût-il malmené par des choix alternatifs de cinéma, tout film est fondamentalement vain. À mon sens, Godard est allé beaucoup trop loin dans le systématisme des principes de la Nouvelle-Vague, d’autant que le courant n’est plus vraiment porteur depuis plusieurs années.

À Bout de Souffle fait partie de ces quelques films qui ont été analysés et décortiqués sous toutes leurs coutures par des armées de cinéphiles amateurs et professionnels. Autant dire que l’on se sent quelque peu impressionné de passer après. Je ne regrette pas d’avoir découvert le premier film de Jean-Luc Godard. Encore animé par un récit, il se révèle en effet passionnant par les problématiques qu’il soulève sur ce qu’est un film. Est-ce raconter une histoire en offrant du rêve ? Est-ce oublier l’acteur pour filmer un jeu jugé naturel, car improvisé ? Sont-ce des travellings murement réfléchis, ou est-ce suffisant de poser sa caméra ? Jean-Luc Godard et tous les autres membres de la Nouvelle-Vague ont apporté leurs réponses à ces questions.

Première pierre symbolique de cette vague, À Bout de Souffle a étonné à l’époque et étonne toujours par sa modernité, notamment dans un ton très libre où le héros peut insulter les spectateurs et où le scénario peut faire preuve d’une grande désinvolture par rapport à sa propre histoire. À condition de tolérer les aspects vieillots d’un film qui a quand même 50 ans, il est urgent de découvrir À Bout de Souffle si vous ne l’aviez encore jamais vus. Et sinon, la copie restaurée est visible dans une (petite) poignée de salles françaises…