Les Mystères de Lisbonne de Raùl Ruiz sont d’abord un défi de cinéphile. Sans atteindre les films les plus longs de l’histoire du cinéma, le film du réalisateur chillien atteint tout de même une durée record de près de quatre heures trente, une durée rarissime au cinéma où les films les plus longs durent plus deux heures trente. En cela, Mystères de Lisbonne sonne presque comme une expérience de cinéma et la durée devient un argument pour voir le film, un pied de nez aux producteurs qui pensent que le public ne peut pas rester assis plus de deux heures. Mais le film de Raûl Ruiz ne vaut pas que pour sa longueur, heureusement. Adapté d’un roman éponyme du XIXe siècle écrit par Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne est à l’image de certains romans de cette époque, fourmillant d’histoires, plein d’amours passionnées, de duels et d’histoires de famille. Un film passionnant.
Résumer quatre heures trente d’un récit riche en péripéties en quelques lignes est un exercice un peu vain. Mystères de Lisbonne se construit autour de la figure de Pedro da Silva, un orphelin qui veut connaître son histoire. Au départ, Pedro est João, simplement João et c’est bien le problème. Orphelin, il n’a pas de nom de famille et ses camarades ne manquent pas de lui rappeler dans son école. C’est un garçon solitaire qui passe son temps à lire et qui semble n’avoir comme seul ami que le père Dinis, son enseignant. C’est lui qui va lui raconter son histoire : comme on l’apprendra peu à peu, le père Dinis est un ancien soldat français sous Napoléon, avant d’être un mondain et de finir par entrer dans la religion, devenant alors justicier de la veuve et l’orphelin. C’est lui le véritable héros des Mystères de Lisbonne, puisqu’il est au cœur de toutes les intrigues et de tous les récits. Le film se construit en effet, à la manière du livre suppose-t-on, de l’assemblage de plusieurs histoires personnelles qui forment, mises bout à bout, l’histoire du père Dinis et souvent de Pedro. Ces récits surviennent à intervalles réguliers, de différents narrateurs, à propos d’époques et de lieux différents. Pedro apprend ainsi l’histoire d’amour entre sa mère et son père, il découvre aussi le rôle essentiel dans sa vie d’Alberto de Magalhães, tandis que le père Dinis apprend à son tour qui était son père, etc.
On le voit, Mystères de Lisbonne est un film au récit complexe, mais pas difficile à suivre ou à comprendre. Raùl Ruiz multiplie les personnages, les lieux et même les époques, certes. Mais à condition de rester attentif, on suit assez bien ce dédale de récits, d’autant que le film est finalement assez linéaire et suit un cheminement plutôt classique qui permettra à tous les amateurs de gros romans du XIXe siècle de se retrouver en terrain connu. C’est d’autant plus vrai que ces mystères mis en scène ici sont assez classiques : on y parle d’amour fou, de mariages arrangés, d’adultères, d’enfants cachés, de salons, d’honneur, de vengeance et de duels. Au cœur des enjeux, la famille bien sûr et avec elle l’amour autant que la haine. L’amour est un moteur indéniable du récit, que ce soit celui que porte Pedro à sa mère, ou l’amour total et impossible de cette dernière avec un cadet sans fortune, mais c’est finalement le motif principal, si ce n’est unique, de tous les récits. En cela, Mystères de Lisbonne reste dans la vieille tradition des romans baroques, même si quelques siècles les séparent du roman éponyme qui est à l’origine du film. Raùl Ruiz propose une œuvre très proche de sa source d’inspiration : la construction en récits successifs est plus proche du roman que du cinéma, tandis que les multiples narrateurs qui se succèdent pendant le film constituent aussi une technique plus proche de l’écrit que du film. La durée même des Mystères de Lisbonne rappelle l’origine littéraire du projet.
Histoires d’amour, libertinage… certes, mais Mystères de Lisbonne est plus que cela. C’est aussi la chronique d’une époque et d’une société, et en même temps la fin d’un monde. Le récit se déroule au XIXe siècle au Portugal, mais le film évoque également la deuxième moitié du XVIIIe siècle au Portugal, mais aussi en France ou en Italie. Quelques évènements historiques majeurs ponctuent ainsi le récit, à commencer par la Révolution française ou les guerres napoléoniennes. Mais Raùl Ruiz écarte d’emblée tout aspect documentaire de son film : l’Histoire est ainsi en permanence écartée, au profit de ses personnages. Elle fournit simplement un cadre, donne quelques repères, mais ne s’impose jamais au premier plan. Si elle est évoquée, c’est souvent par allusion, pour ses conséquences sur un personnage, par exemple la ruine d’un noble suite à la Révolution française. Mystères de Lisbonne n’est pas un cours d’histoire, mais le film offre en permanence un aperçu de la société portugaise et en particulier de sa noblesse. Comme partout en Europe, cette époque signe le déclin de la noblesse au profit de la bourgeoisie et ce film n’y fait pas exception. Le déclin est symbolisé par le destin de deux personnages : d’un côté Alberto de Magalhães, ancien homme à tout faire un peu brigand qui a fait fortune aux Amériques et devient extrêmement riche notamment grâce au piratage ; de l’autre le Marquis de Montezelos, riche et puissant noble qui perd tout et finit mendiant dans les rues. C’est ainsi la perte d’un monde qui se dessine, et avec elle la perte de principes et de valeurs : si Pedro est toujours dans l’esprit de la noblesse, Alberto est un homme résolument moderne qui n’en a que faire des convenances et n’accepte pas le duel, symbole par excellence de la noblesse.
Film fleuve démesurément long, Mystères de Lisbonne est pourtant la version courte d’une série télévisée d’environ cinq heures. Cette origine télévisuelle se ressent dans le film de Raùl Ruiz. Sans doute est-ce aussi lié au budget ridiculement léger mis à disposition du réalisateur et l’aspect forcément un peu cheap qui en découle, mais le film a ainsi un côté téléfilm historique qui n’est à la fois qu’apparent, et finalement assez plaisant. Cet aspect apporte en effet au film une certaine légèreté qui fait que l’on ne voit à aucun moment le temps passer. On éprouve une sorte d’addiction avec l’envie en permanence d’en savoir plus, de découvrir un autre récit, d’ajouter une pièce au puzzle. Téléfilm, peut-être, mais on est loin d’une réalisation pauvre comme on peut en voir sur le petit écran. En fait, c’est plutôt le contraire : Raùl Ruiz se permet tout et notamment quelques extravagances techniques. On notera sans peine son amour des travellings qui font tourner les caméras autour des personnages, quand ils n’offrent pas des plans audacieux (la caméra au-dessus du lit). L’audace, c’est aussi la présence de ces brefs interludes théâtraux qui évoquent le Monty Python’s Flying Circus. Fresque historique, Mystères de Lisbonne multiplient les personnages et donc les acteurs. Ils ne sont pas tous égaux, mais il n’y a aucune véritable fausse note, sauf peut-être le doublage en français du père Dinis. Le film multiplie en effet les langues, principalement le portugais, mais on y parle aussi français, anglais ou italien. Bonne idée, sauf qu’Adriano Luz, l’acteur qui joue le père Dinis, ne sait apparemment pas parler français sans accent contrairement à son personnage. Il est donc doublé pendant une partie du film, ce qui s’entend et s’avère franchement désagréable. Cela dit, c’est quand même plus agréable de voir un film qui tient compte des langues du récit et non simplement de la langue du producteur.
Pari fou, film à l’ambition folle, Mystères de Lisbonne est un film passionnant qui fait passer ses quatre heures trente en un clin d’œil. On ne s’ennuie pas avec Raùl Ruiz, même s’il ne faut pas s’attendre au rythme d’un blockbuster hollywoodien, et c’est d’ailleurs tout l’intérêt du film. Proche de la forme romanesque par sa construction et son rythme, Mystères de Lisbonne est constitué de multiples récits qui sont autant des variations autour de thèmes classiques qu’une plongée dans la haute société portugaise de la fin du XVIIIe siècle et début XIXe. Un film à ne pas rater et à voir en salles si vous aimez les défis. Sorti en octobre 2010, il passe encore dans une trentaine de salles en France, preuve qu’il y a un public pour un cinéma plus ambitieux.
Outre pour mon amour des défis, je suis allé voir le film de Raùl Ruiz en raison de critiques unanimement positives, tant dans la presse traditionnelle que sur les blogs. Sans surprise, avis positifs chez Rob Gordon, Filmosphère ou encore Critikat qui en livre, comme toujours, une analyse fouillée et très intéressante.