Stanley Kubrick a toujours été un cinéaste anti-militariste. Fear and Desire, son tout premier film, renié ensuite par le cinéaste, se plaçait déjà au cœur d’une guerre, même si la guerre n’était pas son sujet principal. Quatre ans après, en 1957, sort Les Sentiers de la Gloire, premier film explicitement anti-militariste du réalisateur. Entre temps, deux films lui ont valu la reconnaissance du milieu et pour ce film engagé, Stanley Kubrick se paie les services d’une star avec la présence de Kirk Douglas au programme. Aujourd’hui encore, malgré son âge, Les Sentiers de la Gloire reste un pamphlet extrêmement efficace contre la guerre, mais aussi une illustration fidèle de la Première Guerre mondiale. Un classique, à voir et à revoir.
Comme quasiment tous les films du cinéaste, Les Sentiers de la Gloire est l’adaptation d’un livre. Le roman éponyme d’Humphrey Cobb se concentre sur un fait réel déroulé pendant la Première Guerre mondiale, côté français : la mort injuste de plusieurs soldats français pour mutinerie. Le film commence ainsi directement au cœur de la guerre, précisément en 1916. Comme le rappelle brièvement une voix off au début, la guerre s’est rapidement transformée, passant d’une guerre de mouvement à une guerre de position où les deux armées ennemies s’enterrent dans des tranchées et s’entretuent sans jamais vraiment gagner de terrain. Dans ce contexte, le général français Broulard demande au général Mireau de lancer une offensive contre « La fourmilière », une place forte tenue par les troupes allemandes. Le général proteste brièvement face à cette mission qui lui paraît suicidaire et inutile, mais la perspective d’obtenir une étoile supplémentaire le fait rapidement changer d’avis. Il ordonne alors au colonel Dax de mener cette attaque qu’il sait pourtant suicidaire puisqu’il estime que la moitié des hommes, au mieux, y laissera sa peau. Le colonel tente bien de refuser, mais les ordres étant les ordres, il lance l’attaque. Comme prévu, c’est un véritable fiasco, ses hommes tombent comme des mouches et les troupes finissent par reculer. Excédé par cet échec, le général Mireau décide de faire fusiller quelques hommes pour manque de combativité face à l’ennemi, en guise d’exemple.
Cette anecdote sert de prétexte à Stanley Kubrick pour dénoncer non seulement la Première Guerre mondiale, mais aussi, et surtout la chose militaire. C’est une habitude dans sa carrière et il fera encore deux films contre l’armée ou la guerre, avec Docteur Folamour puis Full Metal Jacket. À chaque fois, la méthode est la même : Stanley Kubrick propose un pamphlet, mais sans argumenter de manière visible. Malin, il préfère laisser parler ses personnages et ses situations. Dans Les Sentiers de la Gloire, il lui suffit de très peu pour ridiculiser complètement l’armée française : filmer une exécution qui contient un blessé sur un brancard suffit largement à enlever tout héroïsme aux hommes qui dirigent, et par la même occasion à rendre stupide le combat qu’ils mènent. Cette guerre est ridicule dans son ensemble, d’ailleurs on n’en comprend jamais les enjeux : le bout de terrain à conquérir semble assez anodin, il ne contient aucun élément majeur qui pourrait faire basculer la guerre dans un sens ou dans l’autre. Tout laisse à penser que cet assaut décidé en haut lieu serve uniquement à maintenir en vie la guerre, à justifier les années de sacrifice auprès autant de l’armée elle-même que de la société française. Stanley Kubrick illustre avec Les Sentiers de la Gloire une idée bien ancrée en historiographie : la Première Guerre mondiale était totalement inutile et a ruiné l’Europe. Le cinéaste a choisi le point de vue français, mais c’est sans importance. À dire vrai, Kubrick aurait pu choisir n’importe quel conflit et ne pas nommer les camps, son message aurait été sans doute identique. Les Sentiers de la Gloire est un film qui va bien au-delà de la critique d’une époque, d’une situation ; c’est d’abord un film contre la guerre en soi.
Film contre la guerre, certes, Les Sentiers de la Gloire est aussi un petit peu plus, comme dans les autres films sur la guerre du cinéaste d’ailleurs. Plus encore que dans les deux autres, celui-ci est ancré autour de personnages qui prennent une place extrêmement importante dans le film et dans sa critique. Si l’ennemi n’est jamais présent, si ce n’est dans les dernières minutes, et encore, la seule présence féminine du film ne saurait être vraiment considérée comme ennemi, c’est bien sûr pour effacer sa présence et ridiculiser le combat. C’est aussi une manière pour Stanley Kubrick de montrer que la guerre n’est pas contre un ennemi externe, mais qu’elle est intérieure. Le film montre très bien aussi que l’armée n’est pas un bloc impersonnel : c’est une poignée de personnes qui décide de tout et fait la guerre. La lutte entre les différents personnages est centrale dans Les Sentiers de la Gloire et le film peut se résumer à une série d’affrontements verbaux. Ces affrontements sont brouillés par la hiérarchie militaire qui se redouble d’une hiérarchie sociale. Entre les simples soldats envoyés comme chair à canon et les généraux qui les envoient à une mort certaine, il n’y a pas qu’une différence de grade. Il y a aussi une échelle sociale qui est peut-être même encore plus forte que le grade militaire. Le colonel Dax est entre les deux par le grade, mais il est clairement dans le camp des soldats dans le conflit. Quand le général Mireau parle de pourcentage de pertes qu’il juge inévitables, quand le général Broulard vante les mérites d’une bonne exécution pour l’exemple de temps à autre, le colonel voit des pertes humaines. C’est ce qui explique le décalage complet qu’il éprouve quand le général veut le remercier en le faisant monter au grade de général : il n’a jamais défendu les trois accusés pour sa propre carrière, mais pour sauver trois vies.
Les Sentiers de la Gloire est le premier film où Kubrick détient un budget confortable pour l’époque. Ce n’est rien à côté de Spartacus qui suivra, certes, mais au moins est-il totalement aux commandes ici. Ce film fait partie des plus simples du cinéaste, il est court, le scénario est assez linéaire, le rythme plutôt intense et ce n’est pas un film difficile à suivre ou comprendre. Cela ne signifie pas pour autant que c’est un film simpliste, bien au contraire : la forme est très travaillée dans Les Sentiers de la Gloire, avec notamment une opposition évidente entre le front et le centre de commandement. Alors que ce dernier est luxueux et filmé en plans souvent larges et lumineux, le front est cadré au plus près et il est marqué par une lumière très sombre. Le noir et blanc est magnifique, très contrasté et parfaitement éclairé : on retrouve bien là la patte du photographe qu’est à l’origine Stanley Kubrick. Les scènes de bataille sont un modèle du genre, avec une alternance entre points de vue subjectif, à hauteur des soldats, et points de vue objectifs, en survol du front. La musique occupe déjà une place importante, même si elle reste discrète. On notera toute fois le travail réalisé sur l’ambiance sonore pendant l’attaque, ou le rôle de la musique pendant la scène de l’exécution.
Peut-on trouver meilleur argument en faveur du film que son absence dans les salles françaises avant 1975 ? Les Sentiers de la Gloire n’a jamais été interdit, les distributeurs n’ont même pas essayé de le faire distribuer dans le pays. Le film aurait sans doute fait scandale, à raison : non seulement Stanley Kubrick critique l’armée française, mais il le fait en plus de manière très réaliste. Fidèle à une habitude qui n’ira qu’en s’accentuant, le cinéaste a effectué de nombreuses recherches et propose une vision réaliste de la guerre, au point que le film sert dans de nombreux cours d’histoire. Au-delà du contexte historique néanmoins, Les Sentiers de la Gloire est une charge contre toutes les guerres et même contre les luttes de pouvoir entre hommes. Un film brillant qui a bien vieilli, à (re)voir.