Lord of War a fait l’effet d’un coup de poing à sa sortie. Pour la première fois peut-être, un film mettait en scène le quotidien d’un marchand d’armes, raconté du point de vue de ce dernier. Andrew Niccol utilise ce moyen pour dénoncer non pas tant ce marchand en particulier, que l’hypocrisie des États qui ont besoin de ce système pour vendre leurs propres armes. Un procédé extrêmement efficace que l’on a vu quelques mois après dans Thank You For Smoking pour l’industrie du tabac. Au total, un film aussi jouissif que son constat est terrible…
« Il y a plus de 550 millions d’armes à feu en circulation dans le monde. Ça fait une arme pour douze personnes sur Terre. La seule vraie question qui se pose, c’est… comment vendre des armes aux onze autres ? », commence par nous dire Yuri, face à la caméra. Vendeur d’armes particulièrement doué, Yuri est totalement décomplexé : il vend ses armes comme des aspirateurs et n’éprouve à cet égard aucun regret. S’il ne parvient pas à vendre ses propres armes, un autre le fera à sa place et les guerres auront malgré tout lieu. Fort de ce constat, il commence à vendre des armes partout dans le monde, sans regarder les motivations de l’acheteur. Vendre des armes aux deux camps opposés dans une guerre ne le dérange pas vraiment, du moment qu’il vend. En tant que trafiquant d’armes, il a constamment affaire aux agents d’Interpol qui le traquent sans relâche, mais Yuri excelle aussi dans le mensonge et la dissimulation. Il sait passer entre les mailles du filet et n’est jamais à court d’idées pour tromper ceux qui veulent le mettre derrière les barreaux. Jusqu’au jour où sa famille est impliquée…
Lord of War utilise un procédé plutôt rare au cinéma en adoptant le point de vue de l’un de son personnage principal qui en devient ainsi le narrateur. Yuri est ainsi constamment présent, au moins par sa voix, souvent à l’écran et Andrew Niccol dresse ainsi le portrait d’un homme. Totalement dépourvu du moindre complexe, sans la moindre ombre d’un doute, il vend ses armes avec un naturel qui a de quoi déstabiliser. Yuri passe son temps à mentir, que ce soit à ses proches sur la réelle nature de son activité, ou aux autorités qu’il tourne toujours en ridicule quand les mailles du filet se resserrent. Il parvient toujours à s’en sortir, quitte pour cela à atterrir au milieu de nulle part pour offrir toute sa cargaison illégale et ainsi éviter l’arrestation. La vente d’armes est une activité très juteuse qui permet à Yuri d’offrir à sa femme et son fils une vie digne des plus grandes fortunes, avec un appartement avec vue imprenable sur Central Park. C’est aussi une activité dangereuse : vendre des armes, c’est prendre le risque que l’acheteur retourne son achat contre le vendeur pendant l’opération. Qu’importe, c’est le travail de Yuri et cela ne le dérange pas, bien au contraire : comme il l’exprime lui-même avec une naïveté désarmante, il est doué dans la vente d’armes et cela lui plait. Le personnage de Lord of War est un être détestable qui accepte de vendre des armes à des fous furieux qui utiliseront immédiatement ses produits contre des femmes et enfants, mais le spectateur ne parvient pas à le détester totalement.
Le personnage imaginé par Andrew Niccol est en effet complexe. S’il pratique son activité meurtrière avec une désinvolture qui donnerait des envies de meurtre, Yuri est aussi un personnage très charismatique. Lord of War entend pourtant dénoncer ses pratiques, mais ce n’est pas tellement ce vendeur d’armes, ce cas particulier, qui pose problème. Le scénario l’explique et le montre bien, si Yuri n’était pas là, un autre vendrait les armes à sa place. Le problème, c’est que les plus grandes puissances sur la planète vendent des armes, mais pas à n’importe qui. Seuls les clients politiquement corrects ont droit à leurs armes, mais pour que ces clients puissent s’en servir, il leur faut des ennemis également armés. La thèse de Lord of War est que les États ont besoin de quelques trafiquants d’armes pour continuer à vendre leurs propres productions. Une thèse très bien démontrée et dénoncée par Andrew Niccol qui évoque également le rôle de la fin de la Guerre froide qui a brutalement apporté sur le marché noir des milliers d’armes, mais qui a aussi modifié la nature des conflits. Si le film dénonce un système plutôt qu’un homme, il ne justifie pas pour autant les actes de Yuri. Ce marchand d’armes a choisi en son âme et conscience de vendre des armes, il en est individuellement le seul responsable et il ne tenait qu’à lui d’arrêter. Le refus est d’ailleurs le choix de l’un de ses proches et même si les conséquences sont dramatiques, ce personnage semble plus positif. Individuellement, il a choisi de ne pas participer aux massacres, même si cela n’a pas arrêté les massacres.
Andrew Niccol est un cinéaste relativement discret, avec quatre films en une quinzaine d’années. Découvert avec Bienvenue à Gattaca, un film de science-fiction, il propose au contraire avec Lord of War une plongée très efficace dans un univers bien réel. Par certains aspects, ce troisième long-métrage s’approche du documentaire, ou du moins du docu-fiction, mais le personnage de Yuri et son histoire sont des inventions, même s’il a été créé à partir de plusieurs trafiquants ayant vraiment existé et même si plusieurs évènements du film sont inspirés par de vrais évènements. Le style s’éloigne également du genre du documentaire, Andrew Niccol imprime un rythme intense et utilise des méthodes dignes des plus gros blockbusters, condition certaine de l’adhésion d’un large public. Lord of War est de fait extrêmement efficace, et ce dès le générique d’ouverture qui embarque immédiatement le spectateur dans le vif du sujet. Ce générique suit une balle, de sa fabrication à l’usine jusqu’à sa dernière destination… dans la tête d’un enfant. Un coup de poing qui place les spectateurs en condition pour ce qui va suivre et Andrew Niccol ne déçoit jamais, il tient son scénario culotté avec une maîtrise remarquable. Le cinéaste a aussi réussi la belle performance de faire jouer correctement Nicolas Cage, une performance quand on connaît la carrière de l’acteur qui compose ici un trafiquant convaincant.
Avec Lord of War, Andrew Niccol réalise un réquisitoire très efficace contre le trafic d’armes dans le monde. En racontant le quotidien d’un trafiquant, il rend parfaitement compte du système et de ses défauts. Ses conclusions n’accablent pas le personnage principal, ce qui serait simpliste, mais tout le système et la démonstration est remarquable. Au-delà du message, Lord of War est aussi un film réjouissant sur un vrai personnage de cinéma. Une réussite en somme…