Quelques mois après un A Dangerous Method assez moyen, David Cronenberg retourne déjà au cinéma avec un nouveau film. Cosmopolis est l’adaptation du roman éponyme de Don DeLillo, une œuvre réputée difficile sur la fin du capitalisme. Passé devant la caméra du cinéaste canadien, le roman se transforme en film très bavard qui se déroule en grande partie dans une limousine. Un résultat intrigant, pas inintéressant et même passionnant, mais qui passe à côté du chef-d’œuvre.
Une journée dans la vie d’Eric Packer, la dernière peut-être, la plus importante sans doute. Ce golden boy multi-milliardaire de 28 ans monte dans sa limousine blanche allongée et adaptée spécialement pour lui. À l’intérieur, les bruits de Manhattan disparaissent ; du liège se charge de l’isolation sonore et le véhicule est évidemment blindé. Eric a une soudaine envie d’une coupe et il demande à son chauffeur de se rendre vers son coiffeur habituel, situé à l’autre bout de la ville. Son garde du corps proteste — le président des États-Unis est de passage et bloque une bonne partie de la ville —, mais le jeune homme n’en a cure : il veut une coupe, il aura sa coupe. Commence alors une lente traversée de la capitale économique américaine. La limousine avance doucement au milieu des bouchons, tel un yacht luxueux. Le monde extérieur n’est pas totalement absent pour autant et on comprend vite que le chaos s’installe dans la ville. La grosse limousine est bousculée et taguée, le patron du FMI est blessé en direct à la télévision, le garde du corps en alerte maximale. Pendant ce temps, la fortune gigantesque d’Eric disparaît en quelques heures, tandis que les menaces toujours plus précises s’abattent sur lui…
Cosmopolis n’est pas un film classique comme avait pu l’être le précédent long-métrage de David Cronenberg. Son intrigue se déroule sur une journée seulement et en grande partie dans l’habitacle luxueux de la limousine d’Eric. Dans une première partie, les personnages défilent dans le véhicule : le responsable informatique de la société d’Eric, puis l’un de ceux qui ont mis au point les modèles de manipulation boursière, la femme qu’il vient d’épouser, son docteur qui vient faire la vérification du jour, une autre femme avec qui il a un rapport sexuel, etc. Les personnages défilent sur la banquette du richissime jeune homme et les discussions s’engagent. Cosmopolis représente son personnage principal assis dans le large siège au fond de la limousine qui est comme un trône. L’heure est en quelque sorte aux audiences, il reçoit sa cour pour s’entretenir avec elle. Eric est l’homme le plus puissant de Wall Street, peut-être le plus puissant du monde. Ce statut l’isole complètement du reste du monde : grâce à sa voiture modifiée selon ses désirs, il n’a plus vraiment de contact avec le monde extérieur. Il ne peut entendre les bruits de la ville et les vitres se teintent à la demande, pour obtenir un petit espace parfaitement clos, sans aucun contact avec l’extérieur. Eric ne sait plus vivre normalement, même s’il cherche à tout prix cette normalité en sortant à plusieurs reprises de sa limousine pour se mêler au peuple. À chaque fois, la tentative est forcée et de courte durée : le personnage de Cosmopolis n’appartient plus au monde réel et c’est ce qui cause sa perte, malgré la visite médicale quotidienne.
Un milliardaire qui va chez son coiffeur en limousine et rencontre divers personnages sur son chemin. Résumé ainsi, Cosmopolis n’est pas très vendeur, mais le dernier film de David Cronenberg n’est pas que cela, c’est aussi la fin d’un monde. Sur le même thème que le récent Margin Call, le film décrit une crise économique d’une ampleur rare. Moins explicite, ce film donne toutefois de nombreux indices sur cette crise : on apprend que le Yuan chute brutalement et pèse sur l’économie globale. On comprend qu’Eric n’avait pas prévu cette baisse et qu’il perd de l’argent, beaucoup d’argent. Dans la limousine, les chiffres défilent en silence sur les écrans disposés un peu partout dans l’habitacle. Régulièrement, le jeune homme tapote sur l’un de ces écrans : on ne sait pas ce qu’il fait, ce qu’il cherche, mais il est évident que la situation est mauvaise pour lui. Plus tard, on apprend qu’il est totalement ruiné. Cette situation ne l’inquiète pas vraiment, ou du moins il ne montre jamais son inquiétude. Il reste stoïque, imperturbable alors que le chaos s’instaure autour de lui. Eric semble même s’amuser par moment de la crise et du chaos qui s’instaure. Quand des manifestants s’en prennent au véhicule qui symbolise le pouvoir et l’argent, le jeune homme continue de discuter, comme si de rien n’était, tandis qu’il poursuit obstinément sa route vers son coiffeur, alors même que la menace pèse toujours plus lourdement sur lui.
Cette plongée dans le chaos vue depuis l’un des hommes les plus puissants du capitalisme est fascinante et la première partie de Cosmopolis est vraiment réussie. Le dernier film de David Cronenberg est très bavard, mais il maîtrise parfaitement le défilé de personnages dans la limousine et les dialogues sont variés et intéressants. La fin s’étire en revanche en longueur, en particulier la scène finale qui ne fonctionne pas du tout et s’avère beaucoup trop longue. C’est dommage, mais ce final en demi-teinte ne parvient pas à gâcher le film dans son ensemble. Le cinéaste a retrouvé le petit grain de folie qui caractérisait ses films et on retrouve par moment l’ambiance si réussie de A History of Violence, surtout quand Eric perd le contrôle à la fin du film. David Cronenberg exploite bien l’espace réduit de sa limousine, il filme ses occupants en multipliant les angles et il parvient ainsi à rendre le huis clos vivant. Quand Eric sort de la limousine, Cosmopolis perd un peu en originalité, même si les décors quasiment post-apocalyptiques qui concluent le film sont très réussis. Plus encore dans un film bavard, les acteurs sont essentiels et le cinéaste a fait le choix osé de faire appel au bellâtre de la saga Twilight. Surprise, Robert Pattinson est bon dans Cosmopolis, très bon même et il tient le rôle avec une maîtrise et un savoir-faire qui tranchent singulièrement avec le personnage qui l’a rendu célèbre. Autour de lui, David Cronenberg a su choisir les meilleurs avec quelques Français — Juliette Binoche ou Mathieu Amalric — et l’excellent Paul Giamatti à la fin. Une belle collection d’acteurs qui contribuent indéniablement à la réussite du film.
Loin de sa trompeuse bande-annonce, Cosmopolis est un film posé et bavard sur la fin du capitalisme. David Cronenberg adapte au cinéma une œuvre littéraire publiée avant la crise des subprimes et qui apparaît aujourd’hui comme visionnaire ; une œuvre difficile à transcrire au cinéma, mais le cinéaste s’en sort vraiment bien. La première partie de Cosmopolis est réjouissante, quand on suit le roi encore dans son trône alors que son royaume disparaît sur fond de révolte. La fin n’est pas aussi réussie, la faute peut-être à des dialogues cette fois trop longs, moins intéressants, mais cette conclusion en demi-teinte ne suffit pas à noircir le tableau. Cosmopolis est un film surprenant, à voir non pas parce que son acteur principal a interprété Edward — vous seriez très déçue —, mais parce que sa vision de fin du capitalisme est particulièrement prenante.