Quand Impitoyable sort dans les salles, en 1992, l’âge d’or du western est bien loin dans les mémoires. Clint Eastwood y a participé en tant qu’acteur et il a marqué cette époque de son regard perçant. Dans les années 1990, l’acteur est passé derrière la caméra plusieurs fois et c’est lui qui réalise ce western en apparence classique. Impitoyable emprunte les codes du genre pour mieux les détourner et faire un film très sombre, un portrait implacable sur l’Amérique des cow-boys et un grand film sur un homme qui reste largement mystérieux.
Reprendre les codes du western pour mieux les détourner. Impitoyable se déroule exactement au bon moment et au bon endroit : le Wyoming au cœur des grandes plaines de l’ouest des États-Unis, dans les années 1880. La Guerre de Sécession est terminée depuis quelques années et le pays commence sa lente modernisation, mais elle n’a pas encore atteint ces lieux reculés. Dans le Wyoming, les shérifs font encore leur propre loi face à des cow-boys ou des malfrats à la gâchette facile. Dans la petite bourgade de Big Whiskey, le shérif Little Bill Daggett a décidé de prendre le taureau par les cornes et d’interdire purement et simplement les armes dans sa ville. Quiconque ne les remet pas à son arrivée sera tout simplement dégagé manu militari. Ce qui n’empêche pas les malheurs : un jour, l’une des prostituées de la ville se fait agresser par son client qui a le temps de lui laisser plusieurs cicatrices avant d’être arrêté. C’est cet évènement que le shérif ne punira pas assez fortement au goût des prostituées qui sert de point de départ à Impitoyable. Pour se venger, ces femmes offrent 1000 $ à quiconque tuera les coupables et le message arrive aux oreilles de William Munny, un ancien hors-la-loi célèbre pour ses hauts faits meurtriers. Rangé depuis plusieurs années, il survit difficilement dans sa petite ferme minable et l’argent offert l’attire. Il va donc chercher Ned, son ancien associé, pour accomplir cette mission, même s’il est censé avoir abandonné cette vie de violence, de meurtres et d’alcool. Il repart donc à cheval, comme au bon temps, dans une histoire de vengeance qui rappelle les grandes heures du western.
Clint Eastwood est à la fois l’acteur principal d’Impitoyable, son réalisateur et son producteur. Autant dire qu’il est partout et le cinéaste prend un grand soin à poser les mêmes bases que dans les grands westerns de Sergio Leone qui est d’ailleurs cité dans le générique de fin, avec Don Siegel. Tous les éléments caractéristiques sont rassemblés, à tel point que l’on pourrait penser qu’il s’agit d’une compilation, voire d’une parodie. Sans aller jusque-là, il est vrai qu’Impitoyable ne passe à côté de rien : on a les personnages typiques avec le vieux cow-boy fatigué et le jeune qui rêve de le remplacer, on a un tireur d’élite, un shérif qui exploite la loi à son avantage et bien sûr des prostituées, figure centrale du genre. On retrouve aussi les paysages bien sûr avec ces grandes plaines vides, mais aussi ces petits bourgs isolés, leur saloon et leur prison. Le thème de la vengeance est évidemment un élément essentiel, tandis que Clint Eastwood termine avec le justicier seul contre tous, une image que l’on a vue et revue dans l’âge d’or des westerns. Tout est rassemblé pour faire un grand film de genre, mais peut-on encore, à la fin du XXe siècle, faire un grand western comme à la grande époque ? À cette question, Impitoyable ne laisse aucune place au doute et propose une réponse très claire : non.
Dès les premières images qui présentent William qui se débat avec ses cochons, le spectateur ne peut plus avoir de doute. Clint Eastwood se filme en train de lutter avec les animaux, le corps recouvert de boue et on est bien éloigné de l’image d’Épinal du cow-boy qui ne rate jamais sa cible. La suite confirme qu’Impitoyable n’est pas un western comme les autres : son héros est extrêmement rouillé, il n’est pas monté sur un cheval depuis plusieurs années et il doit s’y prendre à plusieurs fois. Avant cela, on l’a aussi vu rater à de nombreuses reprises sa cible : celui qui fut un malfrat craint se ridiculise désormais et semble complètement à côté de la plaque. Ned, qui le rejoint, n’est pas vraiment mieux placé, même s’il sait toujours très bien tirer. À ces deux vétérans se joint « the Kid », un jeune encore plus incapable qui, en plus de n’avoir jamais rien fait dans la vie, ne voit rien et s’engage dans cette mission justement pour avoir de quoi s’offrir des lunettes et des habits plus luxueux. On le voit, Impitoyable réunit une belle bande de bras cassés et leur mission ne va pas se dérouler sans difficulté. Morgan Freeman qui incarne Ned sait tout à fait incarner ce vieux tueur qui est ravi de repartir à l’aventure, comme au bon vieux temps, mais qui se révèle finalement incapable d’agir. On retient surtout, à ses côtés, la prestation incapable de Clint Eastwood qui est toujours aussi impressionnant avec son visage buriné par les années, mais qui frôle la mort à cause d’un peu de pluie.
Impitoyable aurait pu faire une bonne parodie, mais ce n’est absolument pas le traitement choisi par son concepteur. Bien au contraire, Clint Eastwood compose un long-métrage extrêmement noir et violent, même si la violence n’est pas tant à voir qu’à comprendre. Le sang coule dans le film, c’est incontestable et on est surpris notamment par la violence du shérif qui impose sa loi avec une véhémence surprenante et qui n’hésite pas à frapper ses victimes désarmées et à terre. Mais au-delà de ces agressions physiques qui marquent les hommes et les femmes qui en sont victimes, c’est le message d’Impitoyable qui apparaît finalement comme étant le plus violent. Le film tout entier est motivé par une simple question d’argent : certes, il y a une prostituée qui a été défigurée, mais au fond, William accepte de partir pour de l’argent et sa motivation n’est pas très glorieuse. De manière générale, les femmes sont considérées comme de simples biens à disposition des hommes, une vision extrêmement machiste qui était souvent celle des westerns, mais que Clint Eastwood semble embrasser, même si on peut y voir une critique. Tous ses personnages sont en tout cas réunis par leur médiocrité ou leur part sombre bien présente et le film ne sauve personne, même s’il évite tout manichéisme. Même le shérif — interprété par le très bon Gene Hackman — qui est un beau salaud est aussi celui qui essaie de privatiser la violence dans sa ville en s’arrogeant le droit de porter les armes. Il ne fait pas bon usage de ce droit, incontestablement, mais Impitoyable porte ici la marque d’une évolution positive de la société. Clint Eastwood lui offre en outre un traitement plus positif avec son histoire de maison en construction qui le rend plus touchant.
Sur plus de deux heures, Clint Eastwood prend son temps pour revenir à l’un de ses genres de prédilection, le western. Impitoyable semble en reprendre tous les codes, mais ce n’est pas pour refaire une énième variation de ce que l’on connaît déjà : sous des aspects déjà vus, ce long-métrage propose une plongée très sombre dans un univers violent et rude. Un très beau film qui confirme le talent de l’acteur devant et derrière la caméra, à (re)découvrir !