Quand on lui demande si elle voudrait être célèbre alors qu’elle a la vingtaine à peine et qu’elle a déjà sorti un premier album qui connaît un beau succès, Amy Winehouse répond qu’elle ne survivrait pas à la célébrité. Une réponse qui, rétrospectivement, fait froid dans le dos, tant la jeune femme avait vu juste. Amy laisse un immense sentiment de gâchis, après deux heures passées avec une femme au talent immense, mais qui n’a pas su gérer sa célébrité et ses dépendances. Piochant dans une immense collections d’images, essentiellement personnelles, Asif Kapadia dresse un portrait passionnant et déchirant. De ses timides débuts jusqu’à la gloire planétaire et la chute dans l’alcool et la drogue, Amy n’élude rien et permet de connaître la chanteuse comme si on avait été là. Une réussite éclatante, à ne rater sous aucun prétexte.
Amy exploite essentiellement des vidéos personnelles, tournées dans le cadre familial ou dans le cercle d’amis et Asif Kapadia privilégie toujours la sincérité à la qualité. Sur le grand écran d’un cinéma, on découvre ainsi l’image très pixelisée que les caméras personnelles des années 1990 produisaient, le temps d’une séquence où Amy Winehouse chante avec ses amis d’enfance. Une scène touchante, mais qui permet aussi de poser une chanteuse déjà étonnamment accomplie, alors qu’elle n’a même pas quinze ans. Sa voix typique qui fera sa renommée est déjà là, parfaitement maîtrisée et même si elle n’avait pas encore la technique acquise plus tard, le volume est là et on en aurait des frissons. On pourrait croire que ce n’est qu’une introduction, mais non : Amy est presque exclusivement composé de ces images d’archive, souvent de piètre qualité. Asaf Kapadia utilise parfois ses propres images, en général pour présenter un lieu, jamais pour montrer les personnes interrogées. Ce documentaire a pourtant fait l’objet d’un énorme travail de recherche, avec une centaine d’interviews, mais on ne les verra jamais sur un fond neutre, comme tant de réalisateurs le feraient. Ici, l’image d’archive prime, qu’il s’agisse d’une vidéo ou d’une photo, et on est ainsi vraiment plongé au cœur de la vie de l’artiste. C’est rare de se sentir aussi proche d’une personne et c’est une belle réussite pour ce film, qui donne vraiment le sentiment que l’on connaît son sujet aussi bien que ses parents ou amis.
Asaf Kapadia évoque la carrière d’Amy Winehouse et donne quelques informations passionnantes sur la composition des morceaux. Amy met bien en relation la vie de l’artiste et ses textes, noirs et toujours ancrés dans le réel. En même temps, il évoque les choix musicaux, les désaccords autour des arrangements de Frank, son premier album, puis la nouvelle orientation suivie pour Back in Black, son deuxième et ultime album. On suit la chanteuse dans le studio, on voit de nombreux manuscripts de chansons et on la découvre aussi sur scène. Tout ceci était attendu, mais on ne peut pas évoquer la carrière d’Amy Winehouse sans parler de sa vie privée, de ses problèmes psychologiques et de ses dépendances. Le cinéaste traite très bien de tous ses sujets, en les affrontant directement, mais avec une certaine distance malgré tout. Amy ne se complait pas dans le voyeurisme et le documentaire est même assez dur contre les paparazzis qui ont empoisonné la fin de la vie de l’artiste. Son incapacité à respecter n’importe quelle limite qui lui conduit à boire beaucoup trop, et puis à se droguer beaucoup trop, est évidente. Tout comme l’est sa boulimie mal diagnostiquée pendant son enfance. Asaf Kapadia ne s’implique pas, mais on sent bien que la jeune fille n’a pas été traitée comme il se devait, peut-être que son trouble psychologique n’a jamais été vraiment identifié. Et le film devient vraiment déchirant quand Amy Winehouse refuse la cure de désintoxication : comme elle l’explique d’ailleurs dans la célèbre chanson « Rehab », son père l’a convaincue que ce n’était pas nécessaire. Quand un proche explique qu’ils sont passés à côté de la solution potentielle, qu’il fallait faire une cure tant que le succès n’avait pas dévoré l’artiste, on se sent impuissant, dégoûté par un tel gâchis.
« Ma célébrité, je n’y crois pas une seconde. Ça me dépasserait. Ça me rendrait folle, probablement. » : voici ce que répondait Amy Winehouse à une journaliste lorsque son premier album est sorti. Quand on entend ça dans le documentaire, on ne peut qu’être pris de frissons : comment cette jeune femme pouvait-elle être consciente si tôt de son incapacité à gérer le succès a-t-elle pu se laisser entraîner à ce point ? Alors même qu’elle avait le plus besoin d’une cure au calme, son entourage la force à continuer à faire des concerts qu’elle déteste. Sans aucun didactisme, Amy pointe impeccablement le doigt vers les coupables : son mari qui n’a jamais voulu soigner leur addiction, son père qui l’a abandonnée jeune et qui ne l’a retrouvée que pour profiter de son succès, et l’exploiter. Asaf Kapadia a rassemblé des preuves accablantes, avec des images surréalistes où Amy Winehouse accepte toutes les demandes de son père, une idole pour elle, alors même qu’elle devrait faire l’inverse.
Amy Winehouse n’a jamais su dire non, c’est sans doute ce qui l’a tuée finalement. Elle ne pouvait pas arrêter l’alcool ou la drogue. Elle ne pouvait pas refuser une tournée, préférant la saborder avec ses addictions. Elle n’a eu personne pour la conseiller sagement, elle s’est entourée de personnes, des hommes essentiellement, qui n’ont pas su, ou pas voulu, l’aider. C’est ce tableau affligeant qu’Amy dépeint, tout en montrant une carrière exceptionnelle, qui trouve un point d’orgue à la fin avec les duos avec Tony Bennet. Quand cette légende du jazz fait un hommage vibrant à Amy Winehouse, le sentiment d’un gâchis revient encore plus fort. À cet égard, Amy est un documentaire assez frustrant, mais c’est bien là, la preuve de son succès. Incontournable.