Arizona Dream, Emir Kusturica

Arizona Dream est le seul film qu’Emir Kusturica a tourné aux États-Unis et le seul qui fait appel à un casting essentiellement américain. Le cinéaste serbe n’a pas cédé pour autant aux sirènes de Hollywood et son quatrième long-métrage est une œuvre totalement à part, un drame entre grands espaces américains et surréalisme. Entrecoupé de rêves absurdes et de poissons qui volent, c’est un long-métrage étrange, mais passionnant si on se laisse porter par son intrigue pleine de surprises. Le casting est impeccable, la musique de Goran Bregović est exceptionnellement bonne : Arizona Dream est une plongée passionnante dans l’esprit délirant de son créateur. Un film à (re)découvrir !

Loin du désert de l’Arizona, Emir Kusturica commence son long-métrage au cœur du Groenland. Les premières minutes d’Arizona Dream posent bien l’esprit du projet avec une séquence sur la banquise où un chien de traineau sauve son maître et le ramène à son igloo. Ramené à la vie par sa femme, il extrait l’estomac d’un gros poisson, le gonfle en faire un ballon qui vole jusqu’à New York. D’emblée, le réalisateur semble nous prévenir : tout n’est pas réaliste et crédible ici, il faut accepter une part de surréalisme, voire d’absurde à l’anglaise. L’intrigue se met ensuite en place autour d’Axel, un jeune homme qui a fui sa région natale pour venir dans cette ville où il pêche et surveille des poissons tout en restant anonyme. Un ami d’enfance vient le ramener toutefois en Arizona parce que Leo, l’oncle qui s’est occupé de lui après la mort de ses parents, va se marier. D’abord désireux de rentrer, le personnage tombe amoureux d’une femme des environs un peu folle et de son rêve : voler. Co-écrit par Emir Kusturica, le scénario est assez simple, mais il n’est jamais simpliste et encore moins prévisible. On ne sait jamais trop où le cinéaste veut nous emmener et c’est l’une des forces d’Arizona Dream : il appartient à cette catégorie de films que l’on ne peut pas résumer simplement et qui exigent au contraire du spectateur de se laisser porter par ce qui arrive. Au départ en mouvement comme son personnage principal, le long-métrage s’immobilise finalement et se mue quasiment en huis-clos dans cette grande maison au milieu de nulle part. Il ne reste alors plus que des personnages et leurs rêves, parfois aussi leurs peurs et cauchemars. Pour toutes ces raisons, le film ne ressemble pas à un film américain traditionnel, il est bien plus un film sur l’Amérique et sur ses aspects ridicules. Au fond, Emir Kusturica s’amuse à déconstruire l’American Dream, notamment le temps d’une séquence hilarante dans une concession automobile qui ressemble l’archétype du genre et qui est tournée en ridicule.

Impossible de ranger Arizona Dream dans une seule catégorie. Le drame est bien au rendez-vous, la mort aussi, mais le ton est en général assez léger et Emir Kusturica pratique abondamment un humour très anglo-saxon à base de situations absurdes. Comme s’il voulait absolument éviter d’être trop pris au sérieux, le réalisateur intègre à intervalles réguliers un poisson qui flotte à l’image, sans que l’on ne sache très bien pourquoi. Sa présence peut avoir des sens différents d’une apparition à l’autre, il est parfois associé explicitement à un rêve, mais ce n’est pas toujours le cas et il laisse parfois les spectateurs autant interloqués que les personnages eux-mêmes. Cette présence est un petit peu ridicule, d’autant que l’intégration est volontairement grossière, et elle vient désamorcer les scènes les plus sombres du film. Certains personnages déprimés évoquent régulièrement l’idée de se suicider, mais Arizona Dream ne tombe jamais complètement dans la noirceur pour autant et Emir Kusturica reste ainsi entre plusieurs genres. Il y a des séquences délicieusement oniriques, d’autres très drôles — notamment tout le passage dans la concession automobile de l’oncle — et certains passages sont effectivement davantage dans la noirceur. C’est un mélange des genres que la bande-originale de Goran Bregovic retranscrit très bien, et que les acteurs ont parfaitement su transmettre. Tous les personnages sont décalés et ils sont tous surprenants à leur façon. Incarné par un Johnny Depp excellent dans cette interprétation au naturel, Axel est un jeune homme la tête pleine de rêves qui tombe éperdument amoureux d’une femme bien plus âgée que lui. Faye Dunaway est impressionnante dans le rôle d’Elaine et le film doit beaucoup à l’actrice, mais il faut aussi souligner la performance de Vincent Gallo, hilarant en acteur raté qui se contente d’imiter d’autres acteurs. La scène où il imite la célèbre scène de La Mort aux trousses est vraiment drôle, par exemple.

Dans le film, le personnage interprété par Vincent Gallo liste dans une scène quelques noms de stars qu’il qualifie d’intouchables. Dans cette liste, aux côtés de Robert De Niro ou Joe Pesci, il évoque Johnny Depp qui est à ce moment précis juste à côté de lui, dans le rôle d’Axel. Voici le genre de film qu’est Arizona Dream, un mélange étrange entre absurde et comédie dramatique. Emir Kusturica est venu tourner une fiction aux États-Unis une seule fois dans sa carrière, mais cela ne l’a pas empêché de faire son cinéma, un peu bordélique et très généreux. La partition de Goran Bregović et les acteurs sont excellents et si vous acceptez de voir venir sans chercher nécessairement à tout expliquer et tout comprendre, vous serez ravi par le voyage. Arizona Dream dure près de 2h30, mais on ne voit jamais le temps passer. Une très belle réussite !