Barton Fink, Joel Coen

Coincés pendant l’écriture du très complexe scénario de Miller’s Crossing, les frères Coen décident de faire une pause en écrivant un autre scénario. Trois semaines plus tard, l’histoire de Barton Fink était née et le tournage commence dans la foulée du précédent. Mélange déroutant de plusieurs genres, la cinquième réalisation signée Joel Coen est bourrée de symboles qui sont surtout là pour brouiller les pistes. À sa sortie en 1991, ce fut un succès critique — Palme d’or, prix de la mise en scène et prix d’interprétation masculine, rien que ça —autant qu’un échec public. Barton Fink est indéniablement une œuvre étrange qui vous déplaira si vous n’acceptez pas de vous laisser porter et de ne pas tout comprendre. Si vous tolérez le style loufoque de Joel et Ethan Coen, c’est toutefois un vrai délice.

Barton Fink est un dramaturge new-yorkais qui connaît son premier succès avec une pièce qui cartonne. Tout le monde célèbre l’écrivain en vue, à tel point qu’il est repéré par Hollywood. On est en 1941, le cinéma est vu par un genre mineur par bon nombre de contemporains et tout particulièrement par cet auteur qui rêve de créer un nouveau théâtre populaire. Il se laisse pourtant convaincre d’y aller et il débarque ainsi dans un hôtel miteux de Los Angeles, avec un gros chèque à la fin de chaque semaine en échange d’un scénario sur un film de série B sur le catch. Barton Fink raconte cette opposition des contraires, cet écrivain de la côte est très imbu de lui-même et fier de son travail, qui doit s’accommoder de Hollywood, de son bling-bling et de ses méthodes de travail moins exigeantes. Le personnage principal des frères Coen méprise ouvertement le monde du cinéma, il n’a probablement vu que très peu de films et il n’a pas le début d’une idée pour écrire un scénario. Alors que tout le monde le traite comme un génie, il se retrouve seul dans son horrible chambre, sans savoir comment lancer son histoire. Et s’il connaît aussi peu du cinéma, il connaît encore moins l’univers du catch sur lequel il est censé écrire. C’est donc largement l’histoire d’un scénariste qui est bloqué par le syndrome de la page blanche, une histoire imaginée par deux scénaristes bloqués sur un autre scénario. Mais Joel et Ethan Coen ne signent pas une œuvre autobiographique, ce qui devient absolument clair quand leur film bascule dans le thriller à un moment donné. Les deux frères n’ont jamais aimé les classifications et les genres, ils le prouvent admirablement avec cette œuvre qui brouille constamment les pistes et envoie des messages en pagaille, mais sans forcément leur donner du sens.

Ainsi, Barton Fink pourrait s’apparenter à une œuvre politique ou sociale, sur l’opposition entre le petit peuple et les élites. C’est un thème, ramené constamment par son personnage principal, mais c’est une fausse piste pour comprendre l’œuvre. Même Barton se fiche bien du peuple, il le fait clairement transparaître en n’écoutant jamais son voisin de chambre, alors même qu’il se présente comme l’idéal qu’il cherche à décrire dans ses histoires. L’opposition entre le monde du théâtre et le cinéma, entre le sérieux new-yorkais et la décadence hollywoodienne ? C’est une piste aussi, notamment avec toutes les scènes ridicules chez le patron du studio qui embauche le scénariste, mais l’hôtel Earl où l’essentiel de l’action se déroule est bien trop mal fichu et bizarre pour qu’on s’arrête à cette explication. Joel et Ethan Coen font tout pour mettre le spectateur mal à l’aise dans cet immense hôtel qui semble complètement vide, et cela commence avec cette sonnette qui n’arrête jamais à l’accueil. Puis il y a ces tapisseries qui se décollent du mur et laissent une traînée gluante. Rien ne va, tout semble sur le point de s’effondrer et la mise en scène — par des mouvements de caméra vers le bas notamment — génère un sentiment d’angoisse, comme si l’apocalypse était proche. Barton Fink pourrait basculer dans l’horreur façon Shining, mais là aussi, c’est une piste parmi d’autres et peut-être pas la plus pertinente. Il ne faudrait pas oublier le personnage de Charlie, le voisin de chambre de Barton, un vendeur en assurances sympathique et éminemment bizarre qui bascule brutalement dans l’horreur sanglante. Et d’ailleurs, s’il faut saluer la performance de John Turturo dans le rôle titre, celle de John Goodman est peut-être encore plus réussie, dans cette manière qu’il a de passer avec un naturel époustouflant d’un extrême à l’autre dans son rôle. Politique, thriller, gore, horreur… ou même comédie : Barton Fink sait aussi faire preuve d’un humour noir marqué, si bien qu’on ne sait plus trop où donner de la tête.

Joel et Ethan Coen partent dans tous les sens avec leur histoire et même leur réalisation, avec une fin enflammée très étrange. Ce n’est pas un défaut toutefois, bien au contraire même : Barton Fink est tout cela à la fois, et plus encore, et c’est cette richesse qui fait sa force. Les deux frères se sont même amusés à glisser des dizaines de symboles qui peuvent orienter la réflexion dans un sens ou dans un autre : évocation de la montée du fascisme ? Critique politique des élites aveugles aux besoins du peuple en dépit de leurs discours ? Et que faire de l’évocation de l’esclavage ? De la religion ? De l’homosexualité même ? Barton Fink multiplie les thèmes autant qu’il multiplie les genres. C’est déroutant, et c’est précisément pour cela que l’on aime.