Fidèle à son cinéma, Camille Claudel 1915 n’a rien du biopic global qu’un autre aurait pu faire. En se concentrant sur quelques jours dans la vie de l’artiste, Bruno Dumont pose ses caméras au cœur d’un hôpital psychiatrique avec des fous et une actrice. Un film abrupt, aride, éprouvant même parfois, mais aussi une expérience très forte sur l’art, les femmes et la société ou encore la folie. Un long-métrage passionnant, à condition d’en accepter l’aridité et son exigence de concentration nécessaire.
Internée en 1913, Camille Claudel avait 49 ans et elle ne produisait plus de sculptures depuis quelques années. Elle vit seule depuis une quinzaine d’années et sa rupture avec Rodin, le fameux sculpteur qui aura contribué à la faire connaître tout en lui faisant de l’ombre, a lourdement pesé sur la suite de sa carrière et de sa vie. Camille s’isole de plus en plus et sombre dans une paranoïa qui tend à la folie quand sa famille décide finalement de l’interner en hôpital psychiatrique. Tout cela, Bruno Dumont le résume rapidement d’un carton, mais ce n’est pas le sujet de Camille Claudel 1915. Comme son titre l’indique bien, le long-métrage se concentre sur l’année 1915, alors que l’artiste est enfermée depuis deux ans. Il est même plus concentré encore, puisque le réalisateur a choisi une poignée de jours qui précèdent un évènement dans la vie de la sculptrice enfermée : la visite de Paul Claudel, son frère. Sans plus de cérémonie, Bruno Dumont jette ses spectateurs dans les murs froids de l’asile de Montdevergues, près d’Avignon. On découvre l’artiste d’abord de dos et on la suit évoluer au milieu des fous. Le cinéaste a opté pour un parti-pris radical en utilisant non pas des acteurs, mais de vraies patientes d’un hôpital psychiatrique qui interprètent ici leur propre rôle. Le résultat est saisissant de réalisme, évidemment, et ce choix contribue à faire de Camille Claudel 1915 une expérience de cinéma très forte, voire éprouvante. La caméra se pose souvent sur les visages de ces femmes qui ne contrôlent plus vraiment leurs gestes ou leur parole et le spectateur ne peut que ressentir de la gêne face à ce qui s’apparente quand même à du voyeurisme malsain. L’effet est voulu naturellement, mais il n’est forcément la meilleure idée du film.
Bruno Dumont se concentre sur une période très courte et il prend son temps pour montrer le désarroi de son personnage. Camille Claudel est tout à fait consciente de sa situation et elle ne comprend pas ce qu’elle fait dans cet asile, entourée de femmes beaucoup plus atteintes qu’elle. Camille Claudel 1915 rend parfaitement bien ce désarroi et il convient de saluer le formidable travail de Juliette Binoche. L’actrice n’interprète pas un personnage, elle l’incarne totalement et devient une Camille Claudel totalement réaliste, à un point que cela devient troublant. Bruno Dumont a réduit au maximum les dialogues, mais il suffit d’un regard, d’une expression pour dire énormément sur le désespoir de cette femme. Un désespoir qui tire aussi constamment à la paranoïa : l’artiste a obtenu l’autorisation de faire sa propre cuisine par peur d’un empoisonnement et elle accuse Rodin, son ancien compagnon, pour son malheur, alors que le sculpteur essayait plutôt de l’aider à cette époque. Camille Claudel 1915 ne se prononce jamais vraiment sur la folie du personnage et laisse la porte ouverte à deux hypothèses : celle du docteur qui écoute sagement sa patiente chaque semaine, ou celle de Camille qui se désespère de ne trouver personne pour l’entendre et pour la faire sortir. Ce huis clos quasiment total combiné à la concentration sur quelques jours contribue à cette indécision, cette absence de solution proposée clé en main. Paul Claudel joue un rôle important dans Camille Claudel 1915, mais le frère de l’artiste enfermée ne fait rien pour la sauver, ni pour nous aider à déterminer si elle est vraiment folle. L’écrivain et poète est devenu extrêmement croyant, on le sait, et Bruno Dumont prend ici encore le temps de nous montrer cet homme de foi qui s’agenouille longuement face aux autels et qui célèbre la création divine en toutes occasions. Cet homme très pieux est le seul à avoir rendu visite à Camille pendant ses années d’enfermement, mais il ne l’aide pas pour autant et semble persuadé de sa folie, sans nous la justifier totalement. Il faut dire que si Juliette Binoche incarnait à la perfection Camille Claudel, Jean-Luc Vincent compose un Paul Claudel au contraire très théâtral, très peu engagé et en permanence à la limite de réciter son texte. La différence de jeu des deux acteurs est trop flagrante pour ne pas être volontaire et Bruno Dumont cherche peut-être par là à nous éloigner du personnage. Difficile de le savoir, mais toujours est-il que le Camille Claudel 1915 se termine sur une impuissance assez désespérante pour la sculptrice…
Filmé avec des plans fixes et une photographie neutre dans un esprit de documentaire, Camille Claudel 1915 n’est pas un film agréable à regarder, mais c’est un film très fort. Bruno Dumont poursuit son œuvre aride et parfois gênante avec ce long-métrage en forme de huis clos qui reste finalement si désespérément peu bavard quant à la folie de son personnage. À découvrir, mais pas pour se détendre devant un film plaisant.