Chef’s Table, David Gelb (Netflix)

Sommaire


Chef’s Table, saison 1

(3 mai 2015)

Si vous aimez la (bonne) cuisine, vous éprouvez peut-être comme l’auteur de ces lignes une fascination pour la plus grande gastronomie et les chefs qui l’incarnent. Et c’est justement le pari de Chef’s Table, une série de documentaires portée par Netflix : chaque épisode est consacré à un grand chef, quelque part dans le monde et à sa cuisine, ses méthodes, son cadre de vie et de travail, mais aussi son intimité. David Gelb veut offrir une plongée dans la tête de ces restaurateurs qui multiplient les étoiles au Guide Michelin et qui cherchent toujours inlassablement à se surpasser. Portée par une réalisation sans faille et des images splendides, la première saison de Chef’s Table dresse six portraits très différents, pas tous aussi passionnants, mais l’ensemble mérite le détour.

Six épisodes et six chefs : tel est le principe de cette première saison. David Gelb, qui s’était déjà fait reconnaître pour le documentaire Jiro Dreams of Sushi sur Jiro Oni, maître du sushi de 85 ans qui officie dans un minuscule restaurant à Tokyo, n’a pas restreint son choix de restaurants à sa ville de New-York. Il n’y a ainsi qu’un seul chef new-yorkais, Dan Barber du Blue Hill Farm (première photo). Niki Nakayama est l’autre chef américain, mais elle propose une cuisine japonaise modernisée au N/Naka, à Los Angeles (deuxième photo). Il y a aussi un Italien avec Massimo Bottura de l’Osteria Francescana à Modène, un Australien avec Ben Shewry de l’Attica à Melbourne, un Suédois avec Magnus Nilsson en charge de Fäviken perdu au milieu de nulle part, et enfin un Argentin avec Francis Mallmann qui est, entre autres choses, propriétaire du Patagonia Sur à Buenos Aires. Une jolie collection qui exclut totalement la France, du moins en apparence, car tous ont eu un lien, à un moment ou à un autre, avec l’Hexagone. Cette sélection représente un instantané forcément partiel, mais déjà très intéressant, de la cuisine contemporaine et on peut saluer l’effort de Chef’s Table qui va chercher des profils vraiment très divers.

Chefs table dan barber

David Gelb a créé la série et réalisé le premier épisode, celui consacré à Massimo Bottura, mais Chef’s Table fait appel à des réalisateurs différents pour la suite. Malgré tout, l’ensemble est extrêmement cohérent, grâce à quelques choix techniques très visibles. L’image est toujours soignée, avec des plans souvent sublimes, qu’il s’agisse de nourriture — certaines assiettes donnent envie de lécher l’écran… — ou de paysages. La photographie a le chic pour magnifier ces images et on est très loin de l’esthétique froide de certains documentaires. Ici, on est plus dans l’esprit du cinéma, avec un traitement presque poétique qui est vraiment plaisant. On pourrait critiquer une tendance un peu trop forte à utiliser les ralentis à tout bout de champ, mais force est de constater que le résultat est souvent sublime, tout simplement. Chaque épisode nous parle d’un chef, de son parcours, son restaurant et quelques-uns de ses plats signatures. On les voit ainsi travailler au quotidien et réaliser leurs assiettes mythiques, dont la fameuse « Oops I dropped the Lemon tart » de Massimo Bottura, un dessert né d’un accident survenu en cuisine et qui est désormais méticuleusement reconstitué pour chaque assiette (en tête de l’article). Malheureusement, Chef’s Table ne parle pas vraiment de cuisine et c’est peut-être le plus gros reproche qu’on peut lui faire. On ne sait pas comment telle ou telle assiette a été réalisée, on ne sait même pas toujours ce qui la compose. De ce fait, David Gelb n’a pas signé un documentaire sur la cuisine à proprement parler, mais plutôt sur les cuisiniers. Chaque épisode tente, avec plus ou moins de succès, de cerner la personnalité de son sujet.

Chefs table niki nakayama

Parfois, Chef’s Table y parvient complètement et certains épisodes sont vraiment excellents, en particulier celui sur Niki Nakayama qui dresse un portrait très juste et passionnant. D’autres fois, c’est un peu moins réussi : celui de Ben Shewry nous parle plus de sa famille et de l’équipe de basket de son fils, alors qu’on aimerait en savoir beaucoup plus sur sa cuisine et ses expérimentations, chaque mardi. Quant au portrait de Massimo Bottura, il est un petit peu trop lisse pour ne pas paraître suspect. Celui de Dan Barber est plus réussi et le segment sur Francis Mallmann est vraiment fascinant. Dans l’ensemble, David Gelb a signé une série de haute volée sur le plan technique et qui parvient toujours à intéresser. Chef’s Table présente des chefs très différents, mais avec des points communs fascinants. La quête d’excellence, la volonté constante de se surpasser, l’envie de prouver au monde sa réussite, mais aussi un certain isolement. Peut-on réussir dans ce domaine sans perdre sa famille ? Chaque cuisiner a une réponse différente à cette question, mais si David Gelb parvient à nous donner faim avec sa série, il ne devrait pas créer beaucoup de vocations.


Chef’s Table, saison 2

(29 mai 2016)

La première saison a eu un tel succès que Netflix a reconduit Chef’s Table non pas pour une seule saison supplémentaire, mais pour une série de saisons à venir. Pour le moment, David Gelb s’intéresse à six nouveaux chefs dans le monde entier, et encore une fois, aucun en France, même si Dominique Crenn à la tête de l’Atelier Crenn de San Francisco est bretonne à l’origine. C’est probablement voulu et un bloc de quatre épisodes est d’ores et déjà programmé d’ici la fin de l’année, exclusivement sur la France. En attendant, on part aux États-Unis chez Grant Achatz qui tient l’Alinea à Chicago, au Brésil pour suivre Alex Atala à la tête du D.O.M. de São Paulo, puis au Mexique dans le Pujol d’Enrique Olvera, mais aussi à Bangkok, où le Gaggan de Gaggan Anand revisite la cuisine indienne et même en Slovénie, où Ana Roš est à la tête du Hiša Franko. Une belle diversité et deux femmes, ce qui est important dans ce milieu de la haute gastronomie toujours aussi masculin. Pour un spectateur français, découvrir ces cuisines si différentes, mais où l’on retrouve malgré tout la même approche.

La première saison montrait surtout la quête de l’excellence et l’envie de se surpasser, quitte à s’isoler de sa famille et du monde. Des thématiques que l’on retrouve également dans les six portraits de la seconde saison, avec d’ailleurs quelques moments pleins d’émotion, notamment lorsque Dominique Crenn évoque son absence à la mort de son père, ou Gaggan Anand à celle de son frère. Mais il y a aussi plus d’épisodes en famille, même si la famille est parfois l’équipe en cuisine. Une thématique qui traverse toute la saison en revanche, c’est la quête du terroir et le respect des produits. Elle est au cœur de l’épisode consacré à Alex Atala, un chef brésilien qui est passé du punk et des drogues à la cuisine, et qui passe plus de temps à découvrir les produits de l’Amazonie et à sauver ses populations et sa culture, qu’à cuisiner. Mais c’est le cas pour tous les chefs, même pour le très cérébral Grant Achatz, même pour l’autodidacte Ana Roš : leur cuisine s’est développée autour de produits locaux et de traditions. Au Pujol, les tarifs sont inaccessibles pour la majorité des habitants de Mexico, mais on y mange des tacos, et avec les doigts comme il se doit. Même si ces chefs revendiquent souvent une liberté absolue, allant jusqu’à retirer les assiettes pour dresser à même la nappe à l’Alinea, il reste toujours cette contrainte du local, qui devient une force créatrice.

Chef’s Table frappe toujours par une réalisation sans faille, avec des plans d’une beauté à couper le souffle. Tout est toujours sublime, même la misère de l’Inde ou du Mexique, et on pourrait même critiquer la série pour cette esthétisme à outrance, mais c’est un pari assumé et convaincant. Cette deuxième saison est encore très plaisante à suivre, même si tous les portraits ne se valent pas, avec notamment une insistance un petit peu louche sur la famille quand il s’agit de femmes. David Gelb donne à la fois faim et l’envie de voyager à l’autre bout du monde, ce qui prouve bien que le projet est convaincant. Vivement la suite !


Chef’s Table: France

(4 septembre 2016)

Extension de la deuxième saison plutôt que saison à part entière, Chef’s Table: France permet à la série de David Gelb d’aborder enfin le pays le plus célèbre pour la gastronomie. Un tour de France en quatre épisodes et autant de chefs avec, comme toujours dans la série, des choix originaux. Mais aussi des incontournables : Michel Troisgros, l’actuel propriétaire de la Maison Troigros de Roanne, était un choix évident. Celui d’Alain Passard, chef de l’Arpège parisien, était aussi assez logique, en tout cas un choix parfaitement conventionnel parmi les « grands », les chefs récompensés des mythiques trois étoiles au Guide Michelin. Les deux autres portraits sont beaucoup plus surprenants, que ce soit quand la série va chercher Alexandre Couillon à La Marine de Noirmoutier ou Adeline Grattard et son yam’Tcha parisien. Des choix éclectiques, comme toujours, de la gastronomie française traditionnelle aux influences de l’Asie, en passant par une cuisine du légumes. Chef’s Table reste une série américaine et elle éclaire notre cuisine d’une façon originale, différente probablement de ce qu’un Français montrerait, et c’est très bien ainsi. Les quatre portraits français sont particulièrement réussis !

Plus qu’une cuisine, Chef’s Table ambitionne de raconter un chef. Les quatre cuisiniers rassemblés ici ont tous des personnalités différentes, mais ils ont tous une personnalité forte, justement. Alain Passard en fait toujours un petit peu trop, il est dans l’emphase et dans l’amour du légumes et son parcours, de la rôtisserie à une cuisine quasiment végétalienne, est passionnant. Alexandre Couillon a eu des débuts très difficiles, pas seulement à cause de son nom, aussi par sa situation, dans un lieu touristique et désertique à la fois, ce qui lui a donné une force de caractère hors du commun. Adeline Grattard est bourguignonne, mais elle s’est révélée en Chine et elle accompagne son mari chinois pour composer une cuisine à cheval entre les deux traditions. Michel Troigros est le dernier représentant d’une longue lignée familiale et il s’est battu pour s’imposer face à l’héritage de la maison et de son nom. Ils n’ont rien en commun et on retrouve à la fois des caractéristiques communes. Dans chaque épisode, Chef’s Table: France évoque très rapidement la notion de terroir et d’histoire. C’est quelque chose de frappant et que l’on ne retrouvait pas nécessairement avec les chefs d’autres pays, et c’est peut-être ça qui fait la cuisine française. Même si ils puisent souvent ailleurs et en général en Asie — on ne reconnaîtra jamais suffisamment l’importance de la gastronomie japonaise sur la française —, ils restent tous attachés à leur territoire. Au point, pour Passard et Couillon, de produire leurs propres légumes dans leur potager. Ou bien, pour l’insulaire, de travailler avec les producteurs pour améliorer leur production.

La quête de la perfection est toujours au cœur des portraits et David Gelb parvient très bien à cerner l’acharnement, le sacrifice même, de ces hommes et de ces femmes. Et à l’arrivée, c’est ce qui convainc toujours et permet de pardonner une forme sublime, indéniablement, mais aussi un petit peu formatée. Chef’s Table est décidément une série passionnante si vous vous intéressez à la grande cuisine et elle donne envie de découvrir tous ces chefs et leurs restaurants, ce qui est d’autant plus faciles quand ils sont à portée de main.


Chef’s Table, saison 3

(19 février 2017)

Quelques mois après un passage exclusif en France, la série de David Gelb reprend avec à nouveaux six chefs venus du monde entier. La grande force de la série, sa diversité, est à nouveau très bien respectée et le premier épisode de cette saison est comme un manifeste. Jeong Kwan est présentée comme une excellente cuisinière sud-coréenne, mais ce n’est pas une chef : cette moine bouddhiste d’une soixantaine d’années a perfectionné l’art de la cuisine de monastère pendant toute sa vie et elle pourrait être à la tête d’un grand restaurant, sauf qu’elle a choisi de dédier sa vie à la religion et la méditation. Les cinq autres sont tous chefs, mais avec des horizons encore radicalement différents : il y a le russe Vladimir Mukhin à la tête du White Rabbit situé à Moscou, un restaurant gastronomique où il essaie de redonner à la cuisine russe ses lettres de noblesses. On découvre ensuite Nancy Silverton, chef à la tête de l’Osteria Mozza de Los Angeles passionnée par l’Italie, le pain et la mozzarelle. Toujours aux États-Unis, mais influencé cette fois par le Japon, Ivan Orkin s’est spécialisé dans les ramens au cœur de New York avec le bien nommé Ivan Ramen. Changement de continent et d’ambiance à deux reprises ensuite : l’allemand Tim Raue à la tête de l’un des restaurants les plus côtés de Berlin et enfin le péruvien Virgilio Martinez qui veut faire découvrir tout son pays à Central, Lima. De la diversité géographique comme toujours, et surtout des profils radicalement différents.

Cette nouvelle saison de Chef’s Table ouvre et se referme sur les deux portraits les plus radicaux. Et son premier épisode, consacré à cette moine bouddhiste est sans doute le plus intriguant de toute la série, peut-être le plus réussi aussi. Réalisé par David Gelb en personne, il parvient à sublimer encore une fois ce qu’il présente et davantage que de la cuisine, c’est un monastère perdu au milieu de la Corée du Sud qui lui offre son cadre. Jeong Kwan est aussi une femme passionnante et très réservée, ce qui en fait un chef à part de tous les autres. Elle ne se met pas en avant et reste toujours modeste, ce qui n’est pas un problème quand les autres disent autant de bien à son sujet. Pour une fois, les discours élogieux ne semblent pas exagérés comme les Américains savent si bien le faire, ils semblent au contraire très vrais et touchants. Un portrait magnifique, qui justifierait à lui seul de regarder toute la série.

Les cinq autres portraits sont plus classiques, il est difficile de passer après une telle entrée en matière. Néanmoins, Chef’s Table excelle à trouver des chefs différents et souvent passionnants, pour des raisons différentes. Dans cette saison, il y a une nouvelle thématique qui fait son apparition de façon transversale : la redécouverte d’une cuisine locale. Que ce soit en Russie, à Berlin ou au Pérou, la tradition culinaire a largement disparu ou elle a été oubliée à un moment donné et les chefs essaient de la retrouver. C’est une démarche toujours consciente et qui pousse à l’extrême dans le cas de Virgilio Martinez qui entend faire goûter tout son pays en un seul repas, quitte à proposer des plats qui ne sont pas agréables. Sa démarche en partie scientifique est très intéressante, sa cuisine intellectuelle. Tout l’inverse de Tim Raue à Berlin, ou bien de Vladimir Mukhin à Moscou qui essaient de rendre gastronomique un héritage local avec leurs tripes. David Gelb offre aussi deux portraits un petit peu différents, avec deux chefs qui vont puiser dans une autre culture pour trouver leur voie. Nancy Silverton depuis Los Angeles et Ivan Orkin depuis New York ont cherché l’inspiration respectivement en Italie et au Japon. La première est revenue avec la mozzarelle, le second avec les ramens, une façon de rappeler que la cuisine est souvent affaire de mélanges.

Chef’s Table est toujours un petit peu frustrante pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce qui est montré, ceux qui voudraient voir en cuisine ce qui se passe. L’enjeu de cette série, ce sont les chefs eux-mêmes et David Gelb continue de trouver des chefs toujours plus passionnants et à nous intéresser avec leurs histoires. Une série à ne vraiment pas rater…


Chef’s Table, saison 4

(5 juin 2018)

Après trois saisons pleines dédiées à des chefs du monde entier, et après une mini-saison consacrée entièrement à la France, Chef’s Table s’intéresse à la pâtisserie avec sa quatrième saison. C’est une saison courte à nouveau, avec quatre chefs pâtissiers aux profils très différents. Cela a toujours été le point fort de la série créée par David Gelb, ça n’a peut-être été jamais aussi sensible qu’ici, avec des cuisines qui n’ont rien à voir. Et une progression logique, cette fois : on commence avec la pâtisserie familiale américaine assez traditionnelle de Christina Tosi, pâtissière de New York ; on poursuit avec une autre pâtisserie traditionnelle, cette fois la sicilienne avec Corrado Assenza qui tient un café à Noto ; on aborde ensuite la cuisine plus travaillée, d’un côté avec le meilleur chef pâtissier au monde, l’espagnol Jordi Roca qui travaille avec ses frères dans un restaurant de Gerone ; et enfin, un pâtissier américain réfugié à Bali dans son étonnant restaurant à desserts, Will Goldfarb. Cette ascension de la simplicité à la complexité est très bien trouvée et elle offre une structure intéressante à cette saison.

Les cookies, les gâteaux à la crème et les bonbons colorés : l’archétype de la pâtisserie américaine est bien présente dans le premier épisode de cette nouvelle saison. Christina Tosi est à la tête du Milk Bar, pâtisserie new-yorkaise associée à l’origine au célèbre Momofoku de David Chang. Ses gâteaux respectent la longue tradition américaine, ils sont très gourmands, le gras et le sucre ne sont jamais de trop. C’est toujours très bien filmé, mais son parcours est un petit peu conventionnel et ce n’est pas l’épisode le plus intéressant de la série. Celui avec Corrado Assenza, Sicilien à la tête du Caffè Sicilia de Noto, une petite pâtisserie qui sert exclusivement des desserts locaux, est plus intéressant, parce qu’il évoque une tradition culinaire moins connue. Dommage que la voix originale du pâtissier soit doublée plutôt que simplement sous-titrée, mais à part ce petit défaut, l’épisode est très intéressant, notamment parce qu’il évoque la tradition et l’innovation. Les essais du cuisiner, avec un dessert à base d’huîtres, sont fascinants, même s’ils sont restés au stade de l’expérience ratée, et même si la carte du café est presque exclusivement remplie par des classiques locaux. Par ailleurs, l’épisode s’intéresse longuement aux questions écologiques et au rôle du cuisinier, une thématique passionnante et parfois oubliée.

Après ces deux profils classiques, la série se poursuit avec de l’originalité. Une escale en Espagne, dans le restaurant El Celler de Can Roca, où Jordi Roca officie comme chef pâtissier. Son parcours chaotique, lié notamment à un handicap qui l’empêche de parler normalement, est tout aussi fascinant que ses desserts, très loin des conventions du genre. Beaucoup plus jeune que ses deux frères qui tenaient le restaurant avant son temps, l’un aux cuisines, l’autre à la cave, il était un jeune homme turbulent qui travaillait comme serveur puis cuisiner, avant tout pour financer sa vie de fêtard. L’épisode met bien en valeur la différence entre les deux frères travailleurs et qui connaissent le succès très tôt, et ce benjamin qui n’a pas vraiment de passion et qui est là presque par hasard. C’est le hasard aussi qui le fait croiser le chemin de la pâtisserie, une rencontre qui le motive et un apprentissage de plus en plus approfondi, jusqu’à la consécration. C’est quand son grand frère reconnaît que le restaurant n’aurait pas été le même sans lui que l’on mesure les progrès effectués. On découvre aussi au passage une vision très atypique de la pâtisserie, comme cette glace qui absorbe l’odeur d’un cigare ou encore ce dessert à base de terre distillée. C’est son côté étranger à la grande cuisine qui, in fine, lui a permis de dévoiler un talent exceptionnel et une originalité radicale que bon nombre de ses collègues aimeraient probablement revendiquer. C’est le même genre de parcours pour le dernier portrait de la saison, celui de Will Goldfarb, aujourd’hui à la tête de Room 4 Desert, une adresse qui ne sert que des desserts en Indonésie. Son parcours est aussi compliqué, mais pour des raisons différentes. Bon élève, il refuse à la toute fin la carrière légale qui l’attendait naturellement. Il part en France apprendre la pâtisserie, tombe amoureux et il a la chance ensuite d’être embauché par le restaurant espagnol El Bulli, lieu de naissance de la cuisine moléculaire. De retour au pays, il se sent pousser des ailes et expérimente de manière radicale… trop certainement. Seringues, menottes et dégustations dans le noir déplaisent et il est critiqué de toute part avant d’être viré d’un poste, puis d’un autre. Et même quand il trouve le succès d’une première fois à New-York, c’est une aventure qui se termine mal pour lui. C’est à cette occasion qu’il se retrouve à Bali et que sa nouvelle vie, apaisée et plus proche des produits naturels, commence. C’est un parcours atypique, autant que la pâtisserie proposée, plus sage aujourd’hui, mais toujours pleine d’idées nouvelles et souvent audacieuse. On pourrait regretter de ne pas apprendre plus sur les recettes, mais c’est le parcours lui-même reste passionnant.

Depuis la première saison sortie en 2015, Chef’s Table a connu un immense succès et le style de la série est bien connu. Certains passages ressemblent parfois à un cliché, mais cette quatrième saison prouve qu’avec les bons chefs, elle peut éviter la caricature ou la redite. Ces nouveaux portraits sont passionnants, et les portraits sont très réussis. Si vous aimez la cuisine, le conseil tient toujours : à ne pas rater.


Chef’s Table, saison 5

(2 octobre 2018)

Chef’s Table a manifestement trouvé son nouveau rythme, avec quatre chef par saison seulement, comme c’est le cas ici. Deux hommes et deux femmes, quatre profils très différents et pourtant un fil narrateur évident, entre traditions culinaires et innovations. La progression se fait aussi de la cuisine la plus simple à la plus sophistiquée et on commence ainsi logiquement avec le portrait de Christina Martinez, mexicaine sans-papier qui a connu un énorme succès en important une recette traditionnelle de son pays à Philadelphie. La barbacoa (« barbecue ») est originaire des Caraïbes et désigne à la base n’importe quelle viande grillée sur feu de bois, mais ce terme a un sens particulier au Mexique, où il s’agit d’une recette très précise de chèvre cuite à l’étouffée pendant de longues heures dans un foyer creusé dans le sol. C’est une recette populaire que Christina Martinez a importé aux États-Unis et sa démarche qui entend recréer la recette originale sans la changer est intéressante. Elle est allée jusqu’à faire pousser illégalement du maïs sans OGM pour retrouver le goût des tacos, ce qui montre bien le niveau de son engagement. L’épisode est toutefois surtout porté sur son histoire personnelle, dramatique certes, mais qui prend le dessus sur la cuisine.

On retrouve en tout cas cette idée de préserver une tradition culinaire dans les deux épisodes suivants, qui forment un duo évident. D’un côté, il y a Musa Dağdeviren, un chef turc qui tient plusieurs restaurants à Istanbul, mais surtout véritable historien de la cuisine traditionnelle turque. Il s’est aperçu que la tradition disparaissait rapidement, notamment à cause de l’instabilité politique de son pays et des conflits en interne et il a décidé de faire vivre et de perpétuer des recettes transmises jusque-là oralement. Son combat pour défendre une cuisine riche et très diverse est vraiment passionnant et très bien rapporté par ce deuxième épisode, qui précède un troisième étrangement similaire. Pourtant, le cadre n’a rien à voir, puisque Bo Songvisava est thaïlandaise et à la tête d’un restaurant de Bangkok. Mais sa démarche est exactement la même, face à un drôle de paradoxe : en Thaïlande, la cuisine thaïlandaise est très bon marché et réservée uniquement aux locaux. Les grands restaurants proposent tous une cuisine étrangère et elle a été obligée de se rendre à Londres, pour apprendre la cuisine de son propre pays d’un chef australien. À son retour, elle décide d’ouvrir un restaurant gastronomique et de ne proposer que des plats thaïlandais traditionnels, sans les adapter au goût occidentale. L’épisode montre bien que c’était un pari risqué, et difficile à mener étant donné l’absence de connaissances de base dans le pays. Sans compter qu’elle voulait le faire dans une démarche écoresponsable et uniquement avec des produits locaux et bio : il a fallu convaincre des agriculteurs du coin de revenir aux anciennes méthodes traditionnelles, rien que pour le restaurant.

Après avoir parlé de tradition pendant trois épisodes, Chef’s Table change radicalement avec un épisode consacré à Albert Adria, l’un des deux frères derrière le mythique El Bulli. Il n’est plus du tout question de tradition ici, c’est même tout le contraire : l’objectif de ce restaurant qui a inventé tant de techniques modernes de cuisine était de toujours tout repenser, de chercher constamment de nouvelles idées. La cuisine moléculaire est née de l’esprit fertile de ce frère resté discret pendant des années dans l’ombre de Ferran Adrian, son grand frère ultra-médiatisé. Cet épisode est indéniablement l’un des meilleurs de toute la série, il décortique admirablement le parcours de cet homme de l’ombre, depuis l’enfance marquée par une scolarité difficile jusqu’à la renommée internationale et le burn-out, en passant par la créativité folle. Il découvre un jour, presque par hasard, le principe de la sphérification et décide de le pousser à l’extrême pour voir jusqu’où il pouvait aller. C’est le principe moteur de toute sa vie et même quand il arrête El Bulli et cherche à revenir à la simplicité, il finit par reprendre ses habitudes et innover à nouveau. Voilà un homme qui ne peut pas se satisfaire de la tradition et qui a toujours besoin d’avancer, un contrepied parfait aux épisodes qui précédent.

Certes, Chef’s Table n’évite pas les clichés et notamment sa mise en scène léchée qui multiplie les ralentis, parfois à l’excès. Mais derrière cet aspect qui peut déplaire, il reste des histoires vraiment passionnantes et une vision de la gastronomie qui, saison après saison, devient de plus en plus complète. Encore une fois, la série portée par Netflix est une belle réussite et on a encore envie d’en voir davantage ! Cela tombe bien, une sixième saison est prévue pour 2019.


Chef’s Table, saison 6

(3 mars 2019)

Sixième saison pour Chef’s Table et toujours la même formule avec quatre chefs supplémentaires. Plus que jamais, la série portée par Netflix étend son horizon et embrasse la diversité, avec des chefs qui viennent d’horizons très différents. Pour ouvrir et refermer la saison, David Gelb propose deux chefs venus du sud des États-Unis : Mashana Bailey de The Grey à Savannah, Géorgie d’une part, et Sean Brock de Nashville, Tennessee d’autre part. On pourrait dire que c’est la même chose, mais ce sont deux portraits très différents et en même temps étonnamment similaires. La première est issue d’une famille afro-américaine qui a connu la ségrégation et qui retrouve ses racines en proposant une cuisine inspirée par sa culture, mais modernisée par la tradition culinaire, française néanmoins, le tout dans une ancienne gare de bus ségréguée de sa ville natale. Le deuxième est un chef iconoclaste qui a failli perdre la vue et qui a retrouvé sa santé par la terre et l’agriculture, il propose une cuisine inspirée là aussi par les inspirations africaines de la région, des inspirations liées à l’esclavagisme. Des deux épisodes, le premier est clairement le plus fort, probablement parce que la jeune chef pioche dans sa propre histoire, quand le chef se fait le porte-parole d’une culture qui n’est pas la sienne. Ce sont deux portraits passionnants malgré tout, notamment sur la difficulté du métier et le risque du surmenage, omniprésent dans l’épisode de Sean Brock. Cet homme a failli tout perdre parce qu’il était addict au travail (workaholic, un terme qui n’a pas vraiment d’équivalent dans notre langue). C’est une thématique qui revient souvent dans Chef’s Table, mais qui a rarement été abordée de manière aussi frontale et c’est intéressant de le retrouver ici.

Les deux autres épisodes sont consacrés, tout d’abord à un boucher de Toscane qui est aussi cuisinier, Dario Cecchini de Panzano, puis une chef indienne, Asma Khan qui tient son propre restaurant à Londres, le Darjeeling Express. Ce sont deux épisodes très différents, le premier rappelle assez fortement celui de la saison 4 consacrée à Corrado Assenza, et pas seulement parce qu’il s’agit à nouveau d’un Italien. On retrouve aussi des idées proches sur le respect du produit ou encore la perpétuation d’une longue tradition familiale. Le message de ce boucher, qui a ouvert un restaurant pour forcer ses clients à découvrir les bas morceaux peu appréciés des animaux, est intéressant, même si l’épisode pourrait rappeler que manger de la viande est un luxe que se permet l’homme, par une nécessité absolue. Son respect de l’animal est touchant malgré tout et sa viande de qualité exceptionnelle donne envie, tandis que ce cuisinier atypique dans la série fait plaisir à voir. Malgré tout, le troisième épisode de cette saison de Chef’s Table est plus intéressant et l’un des plus réussis de la série. Deuxième fille non désirée, Asma Khan est partie à Londres pour des études de droit, mais elle n’a trouvé sa joie de vivre et sa raison d’être qu’à travers la cuisine. D’abord pratiquée clandestinement chez elle, elle finit par ouvrir un restaurant à Londres, avec plusieurs femmes qui étaient tout autant amatrices qu’elle. C’est un parcours vraiment surprenant, loin des écoles de gastronomie et de la tradition française que l’on revoit souvent dans la série. La sincérité de cette chef est évidente et rafraîchissante et l’épisode est très plaisant à suivre, tout en montrant qu’il n’est pas nécessaire de se tuer à la tâche pour cela. Un pied de nez à l’épisode qui suit avec Sean Brock, en quelque sorte.

C’est vrai que la formule n’a pas évolué en quatre ans, et Chef’s Table ne se renouvelle pas vraiment de saison en saison. On pourrait le regretter, mais le plaisir est toujours intact et les portraits de chef rassemblés par David Gelb sont suffisamment différents et riches pour que l’on ne s’ennuie pas. En allant explorer des traditions d’autres pays et en proposant des coups d’œil sur d’autres métiers, comme ici celui de boucher, la série portée par Netflix évite les répétitions et reste intéressante. Est-ce qu’elle a encore un avenir ? En attendant de le savoir, cela reste une série à regarder si vous vous intéressez à ce domaine.


Chef’s Table: BBQ

(19 septembre 2020)

Après avoir fait le tour de quelques-unes des plus grandes tables du monde, Chef’s Table s’intéresse à un classique de la cuisine avec une saison consacrée exclusivement au barbecue. Quatre nouveaux épisodes qui se penchent sur l’art de cuire avec le feu, et toujours la même formule : accent porté sur le parcours personnel des chefs, plutôt que sur leur cuisine, et très belles images. La série créée par David Gelb essaie de diversifier ses points de vue, ce qui n’est qu’en partie réussi ici. Sur les quatre épisodes, deux sont consacrés au barbecue du sud des États-Unis, avec les portraits de Tootsie Tomanetz, « pitmaster » texane de 85 ans qui attire tous les samedis une foule immense pour goûter ses viandes cuites lentement sur feu de bois, et celui de Rodney Scott qui cuit des cochons entiers sur la braise depuis la Caroline du Sud. Ce sont pas les épisodes les plus originaux ou les plus intéressants de la série, d’autant qu’ils insistent un petit peu trop lourdement sur la communauté et l’importance du barbecue dans la culture américaine.

Fort heureusement, quand la saison s’ouvre à d’autres horizons, elle devient plus intéressante. Chef’s Table: BBQ se termine avec le portrait de Rosalia Chay, héritière mexicaine des Mayas qui tente de préserver une tradition vieille de plus de dix siècles en cuisinant tout avec le feu de bois. Des tortillas réalisées avec des variétés anciennes de maïs qui ne poussent parfois que dans son village natal au cochon cuit sous terre pendant des heures, c’est tout un monde qu’elle essaie de préserver et de transmettre. Son histoire est plus originale et son désir de vivre comme ses ancêtres combiné à celui de faire découvrir au monde ce mode de vie est très bien raconté. L’épisode le plus intéressant de la saison reste le deuxième, consacré à Lennox Hastie, chef australien du restaurant Firedoor à Sydney qui a la particularité de proposer une cuisine gastronomique en n’utilisant que le feu de bois. Ce chef qui a suivi une formation classique terminée en France — difficile de faire plus traditionnel — a toutefois eu le coup de foudre pour la cuisine au barbecue en rencontrant Victor Arguinzoniz, chef espagnol qui avait eu l’idée de tout cuire au feu de bois. Comment concilier les exigences de qualité et d’originalité de la grande cuisine avec un mode de cuisson aussi difficile à maîtriser qu’un feu ? L’épisode est passionnant quand il évoque les recherches nécessaires pour cuire tout, des entrées aux desserts, sur les braises. Tout y passe, la salade verte, les fruits et même le caviar. Voilà une cuisine originale pour le coup, qu’on aimerait pouvoir tester !

Inégale, cette nouvelle saison de Chef’s Table reste un délice pour les yeux et ses bons moments compensent amplement ceux qui le sont moins. Dommage d’avoir consacré la moitié de la saison au barbecue américain avec deux portraits finalement assez proches, mais peut-être que la série de David Gelb a prévu une suite à ce volet dédié au barbecue. Si c’est le cas, espérons que la diversité soit davantage de mise pour nous faire découvrir des formes originales de ce mode de cuisson ancestral.