Peut-on montrer au cinéma l’humanité d’un monstre ? Les débats qui ont suivi la sortie de La Chute montrent bien que ce n’est pas une question simple et aussi que l’interprétation de Hitler par Bruno Ganz est troublante de vérité. Le film d’Oliver Hirschbiegel s’inspire notamment du témoignage de la dernière secrétaire du dictateur, Traudl Junge, pour retracer aussi fidèlement que possible les derniers jours de l’Allemagne nazie et de son chef. Au cœur du bunker berlinois, alors que le Troisième Reich est en train de s’effondrer, La Chute offre un spectacle très impressionnant et en même temps surréaliste, entre espoir aveugle et discussions suicidaires. On n’avait jamais vu le Führer d’aussi près et c’est une expérience passionnante et un petit peu traumatisante.
Sans être un véritable huis clos, La Chute se déroule essentiellement au sein du « Führerbunker », l’immense complexe sous-terrain construit par les Nazis au cœur de la capitale allemande. Une trentaine de pièces sur deux niveaux pour ce qui fut le dernier quartier général de Hitler à la fin de la guerre. C’est aussi ici qu’il se donne finalement la mort, le 30 avril 1945, quelques jours seulement avant la capitulation. Passée une brève introduction qui présente l’embauche de Traudl comme nouvelle secrétaire personnelle du dictateur, le film se déroule ensuite essentiellement dans le bunker ou à ses abords proches. Oliver Hirschbiegel ne veut pas montrer la Seconde guerre mondiale dans son ensemble, il n’est même pas intéressé par la bataille de Berlin entre les armées allemande et soviétique. Son sujet reste jusqu’au bout la fin de Hitler et de ses proches, dans ce bunker un petit peu sinistre au cœur de la ville. Quelques critiques ont d’ailleurs reproché au long-métrage de ne pas suffisamment donner de contexte, notamment pour pointer du doigt les horreurs commises par les hommes présents autour du dirigeant. Ce serait vouloir faire de La Chute un cours d’histoire complet, là où le projet est plus modeste en apparence et au fond nettement plus ambitieux. L’objectif n’est pas de dresser le portrait du régime nazi et de l’extermination des Juifs. L’enjeu est plutôt d’essayer de comprendre comment un régime autoritaire et aussi violent que l’a été le nazisme peut se terminer. Et aussi comment des hommes et des femmes peuvent l’avoir suivi aussi longtemps en acceptant ses horreurs, ou bien sans se rendre compte des horreurs qu’il a produites. Hitler était aussi un homme et il avait beaucoup de charisme, ce que Bruno Ganz parvient bien à montrer. C’était un homme colérique capable d’entrer presque en transe quand il était contrarié, mais c’était aussi un homme poli et même agréable dans l’intimité. Une dualité parfaitement mise en valeur par l’interprétation exceptionnelle de l’acteur qui reste, encore aujourd’hui, la plus forte que l’on ait vu de Hitler.
Derrière les simples faits historiques, Oliver Hirschbiegel cherche à décortiquer le nazisme en s’attachant à quelques proches. Suivre la secrétaire de Hitler est très intéressant à cet égard, parce que cette jeune femme naïve représente bien un citoyen type, fasciné par le culte du personnage et qui refuse en même temps de voir les sacrifices qu’il impose à son peuple et peut-être au-delà, qui ne veut pas voir la Shoah. Au-delà de cela, La Chute montre extrêmement bien la fascination aveuglante que pouvait exercer l’homme. Alors que l’armée russe est aux portes de Berlin, Traudl regrette sa décision d’avoir travaillé pour Hitler et de ne pas avoir écouté les conseils de ses proches. Et pourtant, elle reste alors qu’elle a l’opportunité de partir et elle ne semble se réveiller que très tardivement, alors que tout est perdu. Pendant la majorité du film, elle accepte tout ce que dit son Führer, même quand ses promesses ne peuvent plus avoir aucun sens, elle reste et croit encore. L’aveuglement général de tous ceux qui partageaient le bunker est certainement l’un des aspects les plus fascinants du long-métrage et Oliver Hirschbiegel le montre extrêmement bien. Naturellement, le plus grand aveugle est certainement Adolf Hitler lui-même, qui refuse de voir que son pays a perdu la guerre. Il y a cette scène, tellement parodiée qu’elle en a perdu tout son sens, où il engueule ses généraux parce qu’ils refusent d’agir comme il l’entend, alors qu’il n’a en fait déjà plus aucune armée. Il y a d’autres scènes moins connues, mais tout aussi importantes, où il considère toujours qu’une grande victoire est possible, envisageant même de s’allier avec les États-Unis contre l’URSS. Comment croire que c’était une option ? Comment imaginer une seconde que les Alliés étaient prêts à négocier avec le régime nazi ? Rétrospectivement, cela semble absurde, mais La Chute rappelle judicieusement que les hommes à la tête du pays y croyaient parfois. Tous n’étaient pas, comme Goebbels, aveuglés par leur haine des Juifs et des étrangers et le scénario montre également très bien les dissensions en interne, avec quelques généraux qui comprennent très vite que la guerre est perdue. Néanmoins, dans l’ensemble, l’aveuglement était la norme au point d’envoyer sur le front des enfants sans aucune préparation. Cette séquence où Hitler donne des médailles à des gamins qui se battent contre l’immense armée rouge est littéralement glaçante.
La Chute prend son temps pour décrire les derniers jours de Hitler et de l’Allemagne nazie. Le long-métrage d’Oliver Hirschbiegel est assez long — plus de 2h30 au compteur —, mais c’est pour une bonne raison. Le cinéaste veut nous plonger au cœur de ce bunker et surtout, il veut nous faire connaître des personnages historiques au-delà de leur rôle. L’objet de ce film, c’est bien l’humain derrière le monstre et il parvient totalement à le dévoiler. La réussite du projet explique certainement les critiques et La Chute n’est pas très agréable à regarder, mais c’est essentiel de le faire. Intense.