La Corde, Alfred Hitchcock

La Corde est le premier long-métrage d’Alfred Hitchcock en couleur, mais ce n’est pas pour cette raison technique qu’il reste dans les mémoires et qu’il reste l’un des plus impressionnants du cinéaste. Adapté d’une pièce de théâtre, le film est un huis-clos et surtout quasiment un long plan-séquence d’une heure vingt. C’était inimaginable de faire un seul plan d’une telle durée en 1948, mais le réalisateur a réussi à créer une illusion en réduisant au maximum les coupes. Présentant son crime dès le tout premier-plan, La Corde est une œuvre dense et intense par son suspense et ses jeux sur la sexualité en général et l’homosexualité en particulier. Un classique qui reste toujours aussi puissant.

La pièce originale qui a inspiré le film se construisait aussi sur une tension narrative, mais qui n’avait rien à voir avec celle choisie par Alfred Hitchcock. La Corde commence par le meurtre de David par Brandon et Philippe, deux étudiants qui cherchent à prouver leur supériorité intellectuelle en tuant quelqu’un qu’ils considèrent comme un être inférieur et donc dispensable. Le fait qu’ils aient commis ce meurtre est établi dès le départ, c’est acquis alors que c’était tout l’enjeu de la version écrite pour le théâtre. À la place, le cinéaste choisi de faire reposer le suspense sur tout autre chose : est-ce que les deux meurtriers seront confondus avant la fin ? C’est tout l’enjeu du film et c’est bien plus intéressant que celui de la pièce, plus proche du thriller traditionnel. C’est d’autant plus le cas que Brandon, l’un des deux meurtriers, est extrêmement fier de son acte et il entend le célèbre d’une manière très perverse, en organisant chez lui une fête. Le corps de David est caché dans un coffre au milieu du salon et c’est sur ce même coffre que la table est dressée pour le buffet. Pour aller jusqu’au bout de la perversité, les invités ne sont autre que les parents et la petite amie du défunt… l’ambiance macabre est posée. Deux éléments de mise en scène renforcent le suspense et génèrent une attente qui frise parfois l’insupportable. Le huis clos parfaitement respecté est le premier naturellement. Il est presque imposé par l’origine théâtrale et c’était peut-être un moyen de réduire les coûts, mais il prend tout son sens ici. La Corde fait de son spectateur un complices à son insu du crime : on en sait davantage que toutes les personnes présentes et pourtant on ne peut rien dire, et on peut encore moins fuir. Le côté oppressant de cet immeuble pourtant ouvert sur les gratte-ciels est un effet très efficace, on est comme pris au piège avec les invités dans cette pièce unique et avec ces deux assassins.

L’effet le plus efficace toutefois, c’est bien le plan-séquence simulé par le montage. Sujet de nombreuses analyses cinématographiques, il ne s’agit pas d’un vrai plan-séquence, ce qui aurait été de toute manière impossible dans les années 1940. Une bobine de film ne permettait pas d’obtenir plus d’une dizaine de minutes de tournage et il fallait alors en changer, si bien que La Corde est composé de plusieurs plans entrecoupés par des coupes plus ou moins discrètes. Parfois, la caméra zoome sur un vêtement sombre, ce qui permet de faire une coupe au noir ; parfois aussi, c’est une coupe franche qui est utilisée. En tout, il y a dix coupes et autant de petits plan-séquences ajustés pour donner autant que possible l’illusion qu’ils ne forment qu’un seul long plan. On a du mal aujourd’hui à estimer à quel point cela a été compliqué d’un point de vue technique, à quel point le tournage a été préparé et répété en amont, à quel point aussi le décor a été construit en conséquence pour réaliser le plus possible en une seule prise et en plus en enregistrant le son en direct, ce qui ne faisait jamais à l’époque1. Mais toute cette technique n’aurait pas grand intérêt si elle ne servait pas l’histoire et c’est totalement le cas ici. Ces longues séquences renforcent l’idée que l’intrigue avance en temps réel, sans ellipse, ce qui permet au suspense de s’installer encore plus fortement. C’est tout particulièrement le cas lorsque la servante débarrasse méthodiquement le coffre pour y ranger les livres qui doivent s’y trouver. La caméra est alors orientée vers le coffre et la cuisine, on ne voit pas les convives sur le côté, mais on entend leurs discussions et la tension monte très rapidement. C’est d’une efficacité redoutable et Alfred Hitchcock condense tout son art dans ces plans virtuoses sans en avoir l’air. La Corde est aussi une œuvre maligne avec sa lecture à double niveau : comment ne pas voir Brandon et Philippe comme un couple homosexuel et le meurtre comme un symbole de leur homosexualité cachée dans un coffre au lieu d’un placard ? Le film multiplie trop les allusions pour ne pas y voir une intention de la part du réalisateur et c’est plutôt gonflé à une époque où le puritanisme régnait en maître.

La Corde est une véritable réussite à tous points de vue. C’est un exercice technique incroyable et Alfred Hitchcock a apporté dans ce film plusieurs innovations qui sont devenues courantes aujourd’hui. Mais cet exercice de style n’est pas gratuit, il est mis au service d’une intrigue et surtout d’un suspense irrésistible. Ce long-métrage n’est pas toujours considéré comme un classique sans raison : La Corde mérite toujours le détour !


  1. La qualité de l’enregistrement sonore s’en ressent d’ailleurs, il y a de fortes variations de volume et des passages parfois difficiles à entendre. Avec les couleurs parfois un petit peu baveuses, c’est probablement ce qui a le moins bien vieilli dans La Corde