Delicatessen, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet

Bien avant la reconnaissance internationale avec Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, Jean-Pierre Jeunet s’était fait connaître avec un premier long-métrage qui était beaucoup moins accessible. Co-réalisé avec Marc Caro, Delicatessen est un film très étrange, où l’on retrouve les marottes du réalisateur, à commencer par cette teinte jaune qui est devenue sa marque de fabrique. Néanmoins, c’est un univers déjanté qui est proposé ici, une histoire post-apocalyptique ou peut-être une uchronie où la Seconde Guerre mondiale aurait duré jusqu’aux années 1960. On ne sait pas exactement, mais en revanche, on sait que l’on a affaire à une sorte de conte, ou une fable, d’une cruauté extrême. Le scénario n’est pas dénué d’un certain humour noir et dans cet univers digne de la bande-dessinée, c’est bien l’ambiance poisseuse qui est le vrai héros. Delicatessen impose des images dérangées que l’on n’est pas prêt d’oublier…

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Le long-métrage commence dans un immeuble à moitié délabré au milieu de ruines, et il ne quittera presque jamais ce lieu de misère. Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet ne sont pas allés jusqu’au huis clos, mais il n’empêche que Delicatessen est centré sur les habitants de cet immeuble, des habitants qui forment une communauté fermée. La première séquence montre l’un d’entre eux en train de fuir déguisé en déchet, mais il est rattrapé in extremis par le boucher qui tient boutique au pied de l’immeuble et qui apparaît immédiatement comme le meneur. Malin, le scénario n’explicite pas immédiatement le sort réservé au malheureux, même si la scène suivante, dans la boucherie justement, donne déjà un indice. On découvre progressivement l’étendue de l’horreur, on apprend que cet univers de désolation a fait une croix sur les animaux : il n’y a plus du tout de viande à manger et comme il n’y a pas non plus d’argent qui circule, les graines comestibles deviennent la nouvelle monnaie. Mais dans cet immeuble, on mange de la viande : le boucher publie régulièrement une annonce pour embaucher un homme qui est rapidement transformé en steaks et en rôtis. Toute la puissance de Delicatessen tient justement dans cette prise de conscience progressive : on ne comprend pas tout de suite ce qui se passe, mais quand on le réalise enfin, on est pris par l’horreur de la situation. D’autant que les personnages à l’écran semblent considérer que tout est parfaitement normal : Jean-Claude Dreyfus incarne un boucher un peu violent, mais le considère-t-on vraiment comme un cannibale ? Le pire, c’est peut-être cette famille avec deux enfants qui vit dans cet univers sans aucune restriction comme si de rien n’était.

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Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro imaginent une intrigue amoureuse avec l’arrivée d’un nouvel employé dans l’immeuble. Louison est un ancien du cirque, au chômage depuis que le singe qui l’accompagnait dans tous ses spectacles a été mangé. Il répond à l’annonce et commence à travailler, faisant au passage la connaissance de tous les locataires et notamment de Julie, la fille du boucher. C’est le coup de foudre, même si Delicatessen n’a rien d’une comédie romantique, mais on voit bien que les deux tombent amoureux. Julie essaie bien de prévenir celui qu’elle aime du danger qui pèse sur lui, mais elle est très timide et le message ne passe pas vraiment, ce qui fait que Louison n’est pas au courant avant assez tard dans le film. Alors que pendant tout ce temps, les spectateurs savent très bien ce qui se prépare, ce qui crée un décalage pendant le film. On se sent souvent mal à l’aise d’ailleurs face à cette histoire, on attend une forme de normalité, mais elle ne vient jamais. Bien au contraire, l’univers ne cesse de devenir plus étrange encore, avec ces personnages qui vivent dans les égouts, des végétariens considérés par la presse officielle comme des terroristes. On ne sait pas exactement ce qu’ils veulent, mais ils ajoutent une touche de mystère dans cette œuvre de toute manière indéfinissable. On ne peut même pas se raccrocher aux branches de l’histoire d’amour, puisque celle-ci n’a pas tellement d’importance. Dominique Pinon et Marie-Laure Dugnac sont très bien dans leurs rôles, ce n’est pas le problème. C’est plutôt que Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro imposent une ambiance si folle qu’aucune histoire normale ne pourrait vraiment survivre.

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C’est peut-être la gratuité de cet univers qui surprend le plus, aujourd’hui encore. Il est régi par une logique interne, mais malgré cela, Delicatessen semble perdre toute possibilité d’explications quand il présente ce locataire qui vit dans l’eau, entouré de grenouilles et d’escargots. Ou cette femme qui n’arrive jamais à se suicider avec des installations d’une complexité grotesque. Ou encore cette séquence où Louison et Mademoiselle Plusse (Karin Viard, dans son deuxième rôle) gigotent sur un lit en rythme. Au fond, plutôt que par une histoire, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet réalisent ce film pour son esthétique très travaillée et pour quelques séquences assez spectaculaires. Le point d’orgue de cette expérience complètement folle, c’est peut-être cette scène où tous les occupants de l’immeuble composent un morceau, chacun d’un instrument improvisé. C’est superbe, mais Delicatessen vient vite casser ce moment presque magique avec un retour brutal au sordide. Déstabilisant, jusqu’au bout…

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