Habitués du Festival de Cannes, doubles lauréats de la Palme d’Or, Jean-Pierre et Luc Dardenne poursuivent leur carrière avec une cohérence qui force le respect. Pour leur neuvième long-métrage, les deux frères belges font à nouveau appel à une star et trois ans après Cécile de France, c’est Marion Cotillard qui incarne le personnage principal de Deux jours, une nuit. Une star, certes, mais leur cinéma ne s’est pas engraissé pour autant : ce nouveau film reste toujours aussi aride et difficile que ceux qui le précèdent et le voir uniquement pour son actrice n’est certainement pas une bonne idée. Cela tombe bien, Deux jours, une nuit ne manque pas d’arguments, avec son scénario et surtout ses personnages poignants. Un long-métrage assez bref, mais très intense avec un niveau de suspense surprenant. Un film à ne pas rater.
Deux jours, une nuit se construit à partir d’une idée toute simple qui semblerait impossible en dehors d’un cinéma, mais qui a pourtant été inspirée par des histoires vécues. Dans une petite entreprise, pas plus d’une vingtaine de salariés, le patron fait face à un dilemme. S’il veut distribuer les primes habituellement reversées à tous ses employés, il doit aussi licencier une employée qui revient justement d’un congé maladie. Plutôt que de faire le choix lui-même, il préfère se dédouaner en faisant voter les employés : à eux de choisir s’ils veulent garder leur prime, ou garder leur collègue. Une situation complètement folle, que doit affronter une Sandra encore fragilisée par sa récente dépression. Quand elle apprend la nouvelle, le vendredi soir qui précède son retour au travail le lundi suivant, elle découvre en même temps que son emploi est menacé et que les employés ont déjà majoritairement voté contre elle. Autant dire que la dépression dont elle venait de sortir ne pouvait que revenir et Jean-Pierre et Luc Dardenne parviennent à rendre la détresse de ce personnage avec une puissance folle dès les premières minutes de leur film. À cet égard, l’ouverture de Deux jours, une nuit est déjà une grande réussite : avec une économie de moyens que l’on ne peut qu’admirer, les deux cinéastes parviennent à nous faire comprendre la situation désespérée de Sandra. La jeune femme apprend la nouvelle au téléphone et, par souci de réalisme, on n’entend pas son interlocuteur, mais le jeu de Marion Cotillard et ses quelques mots étouffés par les sanglots suffisent à tout dire. Le personnage est sur le point de craquer et, étonnamment, le spectateur est lui aussi soumis à une grande pression émotionnelle, alors même que le long-métrage vient tout juste de commencer. Cette boule au cœur qui s’empare du spectateur, Deux jours, une nuit sait la maintenir pendant une heure trente. Sur le papier, le film est assez court, mais surtout très vide : Sandra obtient de son patron un report du vote au lundi, elle doit convaincre un à un tous ses collègues de voter pour elle et donc d’abandonner leur prime.
Le scénario s’engage ainsi dans une forme de road movie qui est autant géographique — Sandra se rend au domicile de chacun de ses collègues — qu’intérieur — elle lutte en permanence contre la dépression qui gagne du terrain. On comprend très vite la mécanique qui fait avancer le film, et on pourrait alors craindre que l’ennui s’installe. C’est sans compter sur la maîtrise des frères Dardenne qui parviennent à introduire une dose de suspense que l’on imaginerait plus dans un thriller que dans un drame social. On ne peut justement pas trop évoquer ce qui se passe, sous peine de dévoiler l’une des nombreuses surprises qui émaillent le récit. Disons au moins que la bataille de Sandra n’est pas gagnée d’avance, sans être désespérée pour autant et chaque rencontre avec un employé peut faire avancer la situation dans un sens, ou dans l’autre. Jusqu’à la fin, Deux jours, une nuit nous laisse dans le doute autant que son personnage principal peut douter et c’est quelque chose de vraiment très fort, de se sentir aussi proche de ce personnage, quand bien même sa situation personnelle n’aurait rien à voir. Au passage, Jean-Pierre et Luc Dardenne poursuivent leur travail d’analyse de la société, sans juger leurs personnages : le patron est le pire salaud qui soit à demander à ses employés de choisir à sa place, mais il n’est pas un richissime PDG qui exploite ses employés en étant protégé par un parachute ; les employés ont tous besoin de cette prime, certains ne peuvent pas vivre sans et ils ont également de bonnes raisons d’accepter. En plus de cette puissance émotionnelle, en plus du suspense réel quant à l’avenir de Sandra, Deux jours, une nuit surprend par la crédibilité de ses personnages et de ses situations. On sait que les deux réalisateurs font un travail extrêmement méticuleux, tant sur les décors et les scènes que sur les acteurs et ce travail — un mois de répétition avant un tournage plus long que la moyenne — est payant. On croit à ce que l’on voit et cette crédibilité, le film le doit beaucoup au travail remarquable de Marion Cotillard. L’actrice n’a plus besoin de faire ses preuves, mais on sent qu’elle s’est donnée au maximum pour ce film et elle est exceptionnelle, pas moins.
Moins sombre que par le passé peut-être, le cinéma des frères Dardenne reste toujours aussi ancré dans un contexte social difficile. Deux jours, une nuit ne fait pas exception et Jean-Pierre et Luc signent ici un film d’une intensité rare, une œuvre poignante qui emporte son spectateur dans un tourbillon de sentiments souvent difficiles pendant une heure trente. Ce n’est pas toujours très agréable, mais c’est incontestablement très réussi. Deux jours, une nuit mérite d’être vu, pas parce que Marion Cotillard y joue, mais plutôt parce qu’elle y joue, guidée par Jean-Pierre et Luc Dardenne. Une vraie réussite.