Dunkerque, Christopher Nolan

Pour la première fois de sa carrière, Christopher Nolan s’éloigne de la fiction et réalise un film historique. Dunkerque raconte l’un des évènements les plus importants de la Seconde guerre mondiale et sa trame narrative est simple et très classique : une plongée au cœur de la bataille désespérée jusqu’à son heureux dénouement. Pour autant, on peut compter sur le réalisateur pour ne pas signer un blockbuster classique, un film spectaculaire, mais banal, comme Hollywood en produit si souvent. À partir d’une histoire assez banale, Christopher Nolan construit un film assez bref, extrêmement dense, d’une intensité rare et plus complexe qu’il n’y paraît. Dunkerque prend le contrepied du genre en créant une reconstitution qui frôle avec le documentaire. C’est spectaculaire, mais surtout étouffant et c’est en tout cas une expérience à vivre sur le plus grand écran que vous pourrez trouver.

Ce n’est pas l’événement le plus connu de la Seconde Guerre mondiale, et pourtant c’est sans doute l’un des plus importants. La bataille de Dunkerque, nom de code « opération Dynamo », a permis aux Alliés de récupérer plus de 300 000 hommes encerclés par les troupes allemandes. On est à la fin du mois de mai 1940 et les armées françaises, britanniques, canadiennes et belges ont été méthodiquement repoussées par les forces allemandes bien mieux équipées et entraînées. Alors que le commandement français esquisse un plan de bataille pour percer vers le sud du pays, les Britanniques décident unilatéralement de rapatrier leurs troupes. L’opération dure une bonne semaine, sous les bombardements incessants des avions allemands et avec des conditions déplorables. Tout ce contexte n’est quasiment pas traité par Christopher Nolan, qui se contente de quelques mots qui trahissent surtout l’urgence de cette situation désespérée. L’État-Major britannique espère au mieux récupérer quelques dizaines de milliers d’hommes, un dixième des forces encore dans la ville ou sur la plage. C’est la mort assurée pour la majorité des soldats et Dunkerque ouvre fort justement sur un combat dans les rues dunkerquoises qui se solde par un bilan catastrophique. Sur la poignée de soldats qui ouvre la séquence, un seul survit et parvient à atteindre la plage, que quelques avions allemands ne tardent pas à bombarder, faisant énormément de victimes. Le spectateur est d’entrée de jeu plongé dans cet enfer et le cinéaste n’a pas besoin de beaucoup de temps pour poser une ambiance extrêmement stressante. La situation est précaire et les caméras restent collées au sol, au plus près des soldats. Là où un film de guerre classique aurait commencé par présenter les forces en présence, puis des personnages importants, Christopher Nolan opte au contraire pour l'anonymat et une sorte de huis-clos dans la ville. On ne sait pas qui sont ces soldats exactement et même si le scénario suit quelques-uns de plus près, on ne s’attache jamais vraiment, d’autant que les corps tombent comme des mouches et que les visages sont inconnus. On ne voit jamais d’Allemands non plus et ce n’est pas un hasard : Dunkerque est fermé sur cette plage et sur la Manche, pour vivre la situation comme les soldats l’ont vécue en 1940.

Le réalisme a été une obsession sur ce tournage réalisé en grande partie sur la plage de Dunkerque, avec des véhicules de l’époque. Consulter la longue liste publiée sur Wikipedia des bateaux et avions utilisés sur le tournage donne une idée un petit vertigineuse du travail réalisé pour ce film. Christopher Nolan aurait pu se contenter de fonds verts en studio, il a préféré tourner avec des caméras IMAX énormes directement sur les lieux historiques, et avec le minimum d’effets spéciaux. Plusieurs milliers de figurants, jusqu’à 62 bateaux en même temps sur la mer… le travail a été titanesque, mais pas gratuit. Le résultat en effet est à la hauteur de ces efforts titanesques et Dunkerque entre directement dans le classement des films de guerre les plus spectaculaires qui soient. Non pas tant parce que l’on assiste à d’énormes batailles, il n’y a d’ailleurs aucun combat à proprement parler, si ce n’est dans les airs, entre avions. Le spectacle est ailleurs, il est au milieu des soldats, entre les balles qui sifflent et les explosions. Le travail réalisé sur les cadres et l’ambiance sonore est exceptionnel, à tel point que le spectacle peut parfois être pénible à supporter. C’est voulu, Christopher Nolan a cherché à faire ressentir au maximum les sensations que les soldats présents sur cette plage ont probablement vécu. À cet égard, c’est une réussite totale et incroyable, on ressent rarement une telle intensité au cinéma. La réussite est encore plus impressionnante quand on considère que le scénario n’est pas linéaire. Fidèle à ses habitudes, le réalisateur a en effet entremêlé trois histoires en une, mais aussi trois temporalités : il se passe une semaine sur la plage, une journée sur le bateau qui vient chercher les soldats et une heure seulement dans les airs. Le puzzle est explicité dès le départ et il n’est pas là pour perdre le spectateur, mais bien plus au service de l’immersion. Dunkerque multiplie ainsi les points de vue sur les mêmes évènements et offre à voir la reconstitution de façon multiple, au sol autant que sur la mer et dans les airs. Au passage, le scénario multiplie aussi les personnages importants et évite le phénomène du héros. Christopher Nolan ne filme pas de héros, uniquement des hommes, souvent bien trop jeunes, qui essaient de survivre comme ils le peuvent.

Dunkerque ne résiste pas totalement à la tentation de l’héroïsme, avec quelques scènes de liesse qui ne sont d’ailleurs pas le point fort du film. Elles sont un petit peu faciles et rappellent même la fin de trop de blockbusters, avec le drapeau britannique en lieu et place de l’américain. Néanmoins, il faut reconnaître que Christopher Nolan a la main assez légère sur ces séquences positives, il les réserve à la fin et fait en sorte de les raccourci au maximum. Et puis après tout, ces centaines de bateaux privés venus sauver des soldats ont probablement constitué un spectacle réjouissant qu’il aurait été dommage de taire complètement. Le long-métrage est là encore parfaitement réaliste, on sait qu’il y a eu environ 370 navires civils pour prêter main forte à la petite quarantaine de bâtiments militaires. Ces Anglais qui ont répondu à l’appel de l’armée pour traverser la Manche au péril de leur vie et sauver des soldats sont les véritables héros que Dunkerque célèbre et c’est sans doute pour cette raison que l’on suit de très près l’un d’entre eux pendant une bonne partie du film. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le vrai sujet du film n’est pas l’évacuation de Dunkerque, pas plus que ce n’est le parcours d’une poignée de soldats. Non, le sujet qui intéresse fondement Christopher Nolan est différent : c’est le temps. L’opération Dynamo est une course contre la montre pour profiter au maximum du répit inespéré laissé par les troupes allemandes, restées aux portes de la ville pour une raison qui reste encore mystérieuse. Les motivations qui ont bloqué les chars et permis le sauvetage des soldats alliés n’intéressent par le réalisateur, mais il exploite cette lueur d’espoir un peu folle pour lancer un chronomètre. Le tic-tac de sa montre retentit pendant tout le film, accompagnant l’extraordinaire bande-originale composée par un Hans Zimmer particulièrement inspiré. On entend le temps passer, le stress monte autant que sur la plage et c’est ce sentiment que le temps file trop vite qui fait in fine la réussite du projet. Et naturellement, la construction complexe qui entremêle trois temporalités se comprend mieux sous cet angle : ce n’est pas un exercice gratuit, c’est une manière supplémentaire de montrer cette course contre la montre.

D’un côté, Dunkerque reste à part dans la filmographie de Christopher Nolan par son ancrage historique et par son rejet de la fiction au profit d’un réalisme qui frise parfois avec le documentaire. En même temps, ce dixième long-métrage apparaît comme l’aboutissement logique de sa carrière, comme si toutes les œuvres qui précèdent n’étaient qu’un travail préparatoire. Dans les faits, c’est un petit peu ce qui s’est passé, puisque l’idée et même le scénario lui-même remontent à l’époque de Following, le premier long-métrage de Christopher Nolan. À l’écran, on retrouve la construction complexe et des thématiques chères au cinéaste et une technique portée encore plus loin qu’auparavant. Dunkerque n’est pas un film de guerre comme un autre et c’est justement ce qui explique sa réussite. Ne passez pas à côté.