Edward aux mains d’argent, Tim Burton

L’immense succès de Batman laisse à Tim Burton toute latitude pour faire ce qu’il veut. Les studios lui laissent carte blanche et ce n’est sans doute pas un hasard si le film qui en ressort est l’un de ses plus personnels, si ce n’est le plus personnel. Edward aux mains d’argent est l’archétype du cinéma du cinéaste, à la fois par sa propension à multiplier les genres différents et par les thèmes abordés. Porté par un Johnny Depp incroyable, le long-métrage est parfaitement équilibré et il reste, près de trente ans après, toujours aussi excellent. Loin des errements plus récents du cinéaste, c’est un classique qui a fort justement fait la réputation de Tim Burton et qui mérite d’être vu et revu.

Edward aux mains d’argent est né de l’imagination de son réalisateur et notamment de ses souvenirs d’enfance dans une banlieue américaine sans âme de Californie. Tim Burton était probablement seul et isolé adolescent et il se sentait en décalage avec cet univers trop parfait, où tout le monde était un peu trop gentil, comme s’ils se forçaient à l’être pour les apparences. Cette idée lui est restée en tête et il commence à travailler sur un scénario alors même qu’il n’a pas encore commencé à tourner Beetlejuice. Sous la plume de Caroline Thompson, ce sentiment de différence s’exprime plus visuellement avec cette idée un peu folle : aux abords d’une banlieue américaine uniforme et sans saveur, un manoir gothique où un inventeur un peu fou crée un homme de toutes pièces et meurt avant d’avoir terminé son travail. Il n’a pas de mains, mais des ciseaux au bout de chaque bras et vit reclus dans son manoir jusqu’au jour où une habitante finit par monter. Au départ, Peg cherche simplement à vendre ses produits de beauté, mais elle ne fuit pas en voyant le jeune homme qui vit seul dans cette grande maison qui se délabre chaque jour, elle le ramène au contraire chez elle. Tim Burton oppose ainsi deux mondes radicalement opposés, la beauté caricaturale et kitsch de la banlieue avec ses maisons strictement identiques et ses habitants trop souriants ; la demeure gothique sombre et délabrée avec son unique habitant quasiment muet et décalé. Les décorateurs se sont surpassés pour opposer les deux et c’est d’autant plus impressionnant qu’il s’agit d’une vraie banlieue en Floride, transformée pour les besoins du film. C’est une satire et le ballet des maris qui partent tous en même temps le matin pour rentrer tous en même temps le soir est une caricature très drôle, mais Edward aux mains d’argent est en même temps très proche du réalisme en la matière. Tim Burton ne tombe pas dans la farce, il reste très subtil dans sa représentation des deux mondes.

La finesse, c’est peut-être ce qui marque le plus quand on découvre le long-métrage. Le scénario n’est absolument pas grossier et opte au contraire pour une vision assez juste, où tout le monde accepte au départ Edward et ses ciseaux. Il y a bien quelques commérages au départ, mais on s’attendait à un tollé et le personnage est finalement bien accepté, essentiellement parce qu’il est extrêmement doué de ses dix doigts… ou plutôt de ses ciseaux. Il sait tailler les haies et les arbres pour représenter des animaux ou des personnes, il sait aussi couper les cheveux ou les poils de chiens. Bref, il se rend utile et ce personnage marqué par la créativité avant tout — encore un point commun avec le réalisateur… — commence à s’intégrer dans la communauté. Cette première phase finit par dérailler, comme on pouvait s’y attendre, mais le traitement du personnage principal est rafraichissant. Comme Peg et bientôt toute sa famille, Edward aux mains d’argent ne considère jamais Edward comme un monstre, pas même comme un robot bricolé par un savant fou, mais bien comme un jeune homme qui souffre d’un handicap. Certaines séquences, comme celle du repas où il essaie tant bien que mal de manger des petits pois, en deviennent comiques, mais le film ne se moque jamais de son personnage et le regard de Tim Burton est plus attendrissant que méchant. C’est certainement la plus grosse particularité du long-métrage, il joue la carte de l’émotion sincère plutôt que de suivre la piste de la comédie facile, ou du fantastique pur. On passe d’un genre à l’autre parfois au sein d’une même scène, de la comédie au drame romantique, de la satire sociale à la magie de Noël. Et cet ensemble de genres interposés n’est jamais bourratif, c’est au contraire subtil et très plaisant à suivre. Edward aux mains d’argent doit beaucoup, il faut dire, au talent de son acteur principal. Johnny Depp est méconnaissable sous son costume sophistiqué et son maquillage, mais il est surtout excellent dans ce rôle quasiment muet où il doit transmettre tant d’émotions. L’acteur s’est énormément impliqué sur ce projet et on voit bien pourquoi à l’écran : il est vraiment investi dans le personnage et il incarne Edward à la perfection.

Réussite complète, Edward aux mains d’argent reste toujours autant d’actualité. En choisissant une époque et un cadre assez flous, Tim Burton a permis à son film de très bien vieillir et même si les années 1980 planent toujours au-dessus des décors ou des costumes, le long-métrage est toujours aussi plaisant à regarder. L’histoire est très originale, le scénario subtilement écrit et l’interprétation de Johnny Depp à elle seule suffirait à justifier la séance. C’est peut-être déjà l’apogée pour Tim Burton, c’est en tout cas sans conteste l’une de ses meilleures réalisations. À (re)voir !