Elle, Paul Verhoeven

Pour son retour sur les écrans, Paul Verhoeven n’a pas choisi les États-Unis, son pays d’adoption pour la majorité de ses réalisations. Le réalisateur hollandais le dit lui-même, ce projet n’aurait pas pu se faire de l’autre côté de l’Atlantique. C’est pourquoi Elle a été tourné en France, en français et avec un casting exclusivement français. Et quand on voit le résultat, on se dit que c’est une contrainte très heureuse : qui d’autre qu’Isabelle Huppert aurait pu incarner le rôle principal avec autant de succès ? Entre thriller glauque et drame familial, le long-métrage frappe par sa radicale étrangeté : on ne sait jamais trop sur quel pied danser et Elle parvient à surprendre plus d’une fois. Paul Verhoeven signe une œuvre étonnante et passionnante, à découvrir à tout prix.

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Dès la première séquence d’Elle, le cinéaste fait honneur à sa réputation de cinéaste de la violence et de la perversité en tournant… une scène de viol. On n’entend d’abord que les cris langoureux, mais quand l’image vient s’ajouter, on découvre qu’une femme est en train d’être prise de force par un homme masqué. Il y a de la vaisselle brisée au sol et des traces de violence physique, mais cette scène n’est pas représentée comme un drame. Est-ce ce chat qui regarde la scène, dans une totale indifférence ? Paul Verhoeven filme cette vision d’horreur, tout en introduisant un décalage qui interroge le spectateur. Pourquoi la victime reste au sol, presque indifférente à ce qui lui arrive ? On se dit d’abord que c’est une mise en scène préparée par cette bourgeoise parisienne pour une dose supplémentaire d’excitation, mais cette thèse est vite invalidée quand on en apprend plus sur Michèle. Ce personnage au cœur du film est une femme qui a fait fortune dans le monde de l’édition, mais qui travaille maintenant dans le jeu vidéo. La cinquantaine, elle vit désormais seule, mais entretient toujours de bons rapports avec son mari. Et elle couche régulièrement avec le mari de sa meilleure amie, avec qui elle travaille aussi. Mais surtout, elle est en décalage par rapport à ce qui l’entoure, comme si rien ne l’affectait vraiment. Elle n’aurait probablement pas trouvé meilleure interprète qu’Isabelle Huppert, tout simplement parfaite avec sa moue légendaire. On pourrait jurer que le rôle a été écrit pour elle — il paraît que Philippe Djian, l’auteur du roman qui a été adapté pour le cinéma, a écrit en pensant à elle — et on peut remercier toutes les actrices américaines qui ont refusé le rôle. C’est elle qui le méritait le plus, c’est évident à l’écran.

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De fait, Elle vaut surtout par son personnage principal et son actrice, et l’histoire est un petit peu secondaire. Paul Verhoeven avance sur le terrain du thriller, puisque l’identité du violeur récidiviste reste mystérieuse au début, mais on voit vite que ce n’est pas l’essentiel dans le scénario. L’intrigue repose aussi beaucoup sur la famille de Michèle, sa mère qui n’arrête pas de passer sur la table chirurgicale et qui se tape des jeunes pour ne pas vieillir, son fils un peu paumé qui ne semble pas conscient que son fils noir n’est pas de lui, son ex-mari qui a des idées loufoques de jeu… Le tout sur fond d’un passé très douloureux que l’on découvre progressivement. Ajoutez à cela les voisins en apparence très normaux de la banlieue parisienne en apparence très normale où se déroule en grande partie Elle, et vous obtenez un drame social étonnamment pointu. On pourrait jurer que le film est l’œuvre d’un Français tant Paul Verhoeven maîtrise bien son sujet, aidé sans conteste par le matériau original. Le long-métrage joue sur plusieurs tableaux, avec une critique assez acerbe de ces voisins moins chrétiens qu’ils ne voudraient bien le dire et de cette famille qui se déchire. Mais aussi avec un humour noir très présent, provoqué souvent par le personnage de Michele et par son côté décalé : elle n’hésite pas à dire ce qu’elle pense et ses remarques acerbes sont souvent très drôles. C’est là, la plus grande force du projet : le cinéaste ne tranche jamais entre le thriller, l’humour et le drame social, il joue constamment sur tous les tableaux et parvient à surprendre pendant plus de deux heures. On ne sait jamais à quoi s’attendre et surtout, on ne sait jamais ce qui va se passer ensuite, une excellente idée pour faire tenir le suspense et en même temps pour ne pas laisser le spectateur dans une position confortable. À cet égard, Elle est une œuvre radicale qui se distingue de ce que l’on a l’habitude de voir.

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Elle retrouve en partie cette ambiance de thriller érotique si réussie qui a fait entrer Basic Instinct dans la légende. Mais là où ce film mythique se concentrait sur l’enquête et avançait avec une efficacité redoutable sans pour autant surprendre, la dernière réalisation de Paul Verhoeven se fait au contraire insaisissable. Elle hésite entre les ambiances et les genres et on ne sait jamais où il va. Un film insaisissable et donc passionnant, à voir à tout prix, ne serait-ce que pour son actrice principale : Isabelle Huppert est exceptionnelle, tout simplement.