Une plongée dans une cité de banlieue, pour faire jouer à une classe de lycéens Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Tel est le pari de L’esquive, le deuxième film d’Abdellatif Kechiche. Avec un tel sujet, difficile de ne pas sentir le piège du film engagé, le long-métrage aveuglé par ses thèses et qui, de ce fait, ne vit que pour son argumentation. Filmant ses acteurs non professionnels au plus près, optant pour une forme si neutre que l’on dirait souvent un documentaire, L’esquive parvient pourtant à dépasser ce statut et imposer ses personnages durs et touchants en même temps. Une belle plongée dans la langue française, ou plutôt dans les langues françaises…
L’action n’est pas géographiquement explicitée, mais le RER qui passe au loin derrière les tours de HLM ne ment pas : L’esquive se déroule dans une cité de la région parisienne, peut-être en Seine-Saint-Denis où le tournage a été réalisé. Une cité parmi des dizaines d’autres et en guise de personnages, des jeunes de banlieue comme on en voit trop souvent dans les journaux télévisés. Au départ, on suit les pas de Krimo, jeune homme renfermé et assez peu débrouillard qui se met au théâtre uniquement pour se rapprocher de Lydia, la camarade de classe qu’il convoite. Celle-ci interprète Silvia dans la pièce de Marivaux, une servante qui se fait passer pour la maîtresse et qui se fait séduire par Arlequin. Dans cette classe de lycée que l’on imagine difficile, la prof de français s’est mise en tête de leur faire apprendre cette pièce pourtant écrite dans une langue totalement étrangère pour ces jeunes de banlieue. Ceux-ci prennent pourtant très au sérieux leur statut de comédiens et leur quotidien est ponctué de répétitions où ils tiennent leurs rôles avec un plaisir non dissimulé. C’est justement au cours d’une de ces répétitions que Krimo tombe amoureux de sa camarade grimée en « bourge » comme elle le dit elle-même. À partir de là, L’esquive met en place le stratagème du garçon si timide qu’il n’ose pas parler à la fille et préfère remplacer Arlequin. Cette histoire d’amour se déroule dans un cadre parfois dur qui est filmé ici avec beaucoup de naturel et en évitant bon nombre de clichés. Ce qui fait d’autant plus regretter le seul faux pas du film, quand Abdellatif Kechiche fait intervenir la police dans une séquence violente et assez gratuite. Sans remettre en cause l’existence de ces contrôles gratuitement violents, cette incursion du monde extérieur — la seule dans ce long-métrage qui adopte autrement le huis clos — aurait sans doute mérité plus de finesse. Pas de quoi gâcher le plaisir général du film toutefois, un plaisir lié d’abord aux jeunes acteurs et à leurs dialogues.
Abdellatif Kechiche aurait pu tourner en studio, avec des acteurs professionnels, mais son projet ne saurait être plus éloigné de ce mode de fonctionnement. Pour L’esquive, il a tracé les grandes lignes de son récit, avant de faire confiance à l’improvisation des jeunes qui n’étaient à l’époque pas des acteurs professionnels, à l’exception de Sara Forestier qui interprète toutefois Lydia avec un naturel troublant. Depuis le tournage, Sabrina Ouazani a fait carrière au cinéma, mais elle n’était aussi à l’époque qu’une jeune femme de banlieue. Ce choix est déterminant dans la réussite de L’esquive : c’est justement parce qu’ils improvisent et ne récitent pas un texte écrit pour eux que ces jeunes comédiens en herbe sont si convaincants. C’est pour cette raison aussi que l’opposition des langues et des cultures entre le texte de Marivaux et leur langage imagé et souvent absurde — les filles qui s’exclament « Je m’en bats les couilles ! », ou encore les multiples « Vas-y, viens ! » — peut fonctionner. Abdellatif Kechiche a parfaitement réussi à rendre le changement qui s’opère quand ces mêmes jeunes rentrent dans les personnages de la pièce. La langue change, mais aussi le ton qui se pose et perd l’agressivité de la rue pour, le temps de la représentation ou de la répétition, retrouver toutes les subtilités du XVIIIe siècle. C’est touchant, amusant aussi quand on voit le ton monter souvent pour des broutilles et que la scène suivante se consacre aux avances d’Arlequin sur la mode du baise-main et des révérences. Le cinéaste a su exploiter au mieux ces situations cocasses et s’il semble laisser libre cours à l’improvisation, ce n’est qu’une illusion. L’esquive n’est en aucun cas un film improvisé, son récit est au contraire très resserré. Une vraie réussite d’écriture cinématographique, avec un montage extrêmement soigné, mais aussi les moyens nécessaires pour ne rater aucun mouvement, aucun geste et ne garder que le meilleur.
Difficile de ne pas s’enthousiasmer face à L’esquive. Ce film sur la banlieue fait la part belle à la langue des cités, mais Abdellatif Kechiche a réussi à éviter la plupart des clichés, nonobstant une scène malheureuse. Le contraste entre une langue qui sert d’abord de rapport de force, avant de véhiculer un message, et cette autre langue de théâtre de l’époque de Marivaux, soignée et au contraire pleine de second degré et de sens cachés, est électrisant et offre au long-métrage toute sa puissance. L’esquive mérite d’être vu, pour avoir un regard différent sur la banlieue et pour saluer l’idée un peu folle d’opposer Le Jeu de l’amour et du hasard à la langue des jeunes filmés par Abdellatif Kechiche…