Après une belle carrière dans son pays natal, Asghar Farhadi quittait l’Iran pour la première fois en 2013 avec Le Passé, un long-métrage réalisé en France, avec des acteurs français, et en français. Cette année, le cinéaste a posé ses caméras en Espagne, pour Everybody Knows1, un film tourné avec des acteurs espagnols et en espagnol. Mais alors que Le Passé conservait un lien avec l’Iran par son histoire et l’un de ses acteurs principaux, ce nouveau projet coupe totalement les ponts. D’ailleurs, si vous ignorez qu’il est réalisé par un réalisateur iranien, vous aurez le sentiment de voir un projet purement espagnol. Ce qui ne veut pas dire qu’Asghar Farhadi a perdu son style, on retrouve au contraire toute la force de ce cinéma extrêmement bien écrit et parfaitement à l’aise pour susciter les émotions les plus fortes. Everybody Knows fait exploser une famille apparemment soudée et bientôt tout un village et c’est passionnant.
Comme dans un bon thriller, Asghar Farhadi ouvre son dernier film en présentant les lieux du crime, ou plutôt du drame familial qui va se dérouler. Le spectateur n’en sait encore rien, mais l’ambiance est déjà lourde quand les caméras se posent sur ce petit village, perdu au milieu des vignes espagnoles. Everybody Knows introduit ensuite ses personnages principaux, filmés au plus près, des portraits joyeux d’abord de Laura qui revient au pays avec ses deux enfants pour le mariage de sa sœur. Son mari est resté en Argentine où ils vivent depuis des années et même si on sent des tensions à ce sujet, toute la première partie est légère et joyeuse. Tout le monde se retrouve dans la très grande maison familiale au cœur du village, sur la place qui accueille le marché et l’église. Le cinéaste a pris soin avant tout cela de poser la menace, très discrètement, en montrant uniquement une main découper des coupures de presse concernant un kidnapping qui s’est déroulé dans la région plusieurs années auparavant. On ne sait rien de plus, mais on sait que quelque chose va se passer. Néanmoins, le scénario n’a pas besoin de le rappeler constamment et le spectateur finit presque par l’oublier, alors que la fête du mariage égaie le village avec de la musique et de la joie. Jusqu’au moment fatidique où le drame survient, quand Laura découvre que sa fille a disparu et qu’elle a été kidnappée. Cet incident bouleverse la famille autant qu’Everybody Knows et le film change brutalement de ton. Finis les rires, place aux pleurs, mais aussi aux déchirures. Les tensions que l’on pouvait sentir par endroits deviennent des engueulades, les vieilles disputes ressortent toutes, on s’engueule pour des histoires d’argent et de terres, des désaccords de vingt ans qui n’avaient jamais été vraiment exprimés. Les dialogues parfaitement écrits sont un régal dans cette partie qui laisse aux acteurs tout loisir pour exprimer leur talent. Asghar Farhadi parvient toujours à très bien diriger ses acteurs, même quand il ne maîtrise absolument pas leur langue comme c’était le cas ici, ce qui force le respect. Dans le rôle de Laura, Penélope Cruz est parfaite en mère éplorée, mais aussi prête à tout pour retrouver sa fille, y compris briser la confiance de son mari et probablement détruire son couple. Face à elle, Javier Bardem est impeccable dans le rôle de Paco, l’ami de toujours et amant d’autrefois qui est resté amoureux de Laura et qui est prêt à tout pour l’aider. Le jeu des deux stars évite l’outrance facile et ils sont excellents, mais il serait injuste de résumer Everybody Knows à ces deux seuls acteurs. Tout le casting est brillant, parfois simplement dans le non-dit, à l’égard de la partition très discrète d’Elvira Mínguez, celle qui a compris ce qui s’était passé, celle qui certainement va détruire encore davantage la famille. Mais, comme dans ses films précédents, Asghar Farhadi sait qu’il doit s’arrêter avant d’aller sur ce terrain et il laisse le spectateur sans conclure totalement, avec une pointe de doute et sans tout dénouer.
Everybody Knows est à la fois simple et complexe, simple par sa mise en scène et certains choix, comme l’absence totale de musique extradiégétique ou encore les plans systématiquement rapprochés sur les personnages, complexe par les sentiments déployés. Ce drame familial réveille des tensions dans le village tout entier et c’est bien davantage qu’un kidnapping, c’est un symbole social et culturel. C’est pourquoi, même si l’œuvre peut sembler exclusivement espagnole, on est toujours bien chez Asghar Farhadi, on retrouve le même traitement, la même densité d’écriture et la même urgence. Everybody Knows est une vraie réussite, à ne pas rater.
- Comme son titre international ne le suggère pas du tout… ↩